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« Une vie cachée » de Terrence Malick : Perdre, gagner sa vie

A travers l’évocation de Franz Jägerstätter dans « Une vie cachée », Terrence Malick renouvelle et approfondit son cinéma en lui insufflant une dimension théologique comme on en voit rarement dans un film. Notre chroniqueur Pierre Vaccaro sonde les profondeurs de ce film exceptionnel, qui est à la fois un enchantement visuel et l'immersion dans l'engagement intérieur d'un homme jusqu'au don absolu.
Publié le 20 décembre 2019
Écrit par Pierre Vaccaro

FRANZ Jägerstätter DANS « UNE VIE CACHÉE » – © IRIS PRODUCTIONS INC.

Le style Malick

Profondeur, intériorité, déchirement émotionnel, choc… Beaucoup de mots remontent à la surface alors que la salle se rallume et que l’on doit s’extraire de cette fresque épique et élégiaque de presque 3h. Terrence Malick est ce qu’on appelle un outsider, un atypique du cinéma. Il vient au départ de la philosophie, comme Bruno Dumont, qu’ils ont d’ailleurs tous les deux enseignée. Depuis sa thèse à Harvard en 1965, Malick explore la question de la transcendance. Extrêmement discret dans les médias,  il entretient savamment le secret autour de sa personne et de ses films, ce qui lui a donné l’image d’un cinéaste mystérieux. Capable du meilleur comme du pire, sur le fil entre le sublime et le ridicule, s’enlisant parfois dans de rébarbatives méditations New Age, il revient cette année avec « Une vie cachée » et renoue heureusement avec l’ampleur de son talent si singulier.

Avec le recours à la « narration décentrée », dans un montage à couper le souffle, Malick permet au spectateur d’accéder et d’entendre la conscience du personnage.

On retrouve en effet sa marque esthétique et les traits caractéristiques de son art cinématographique. D’abord une technique de tournage axée sur l’improvisation des acteurs et l’utilisation du Steadycam (qui permet de filmer en pleine nature dans des conditions difficiles sans faire bouger l’image). Ensuite l’ancrage dans le thème romantique du rapport de l’individu à la nature et du lien entre grands espaces et réflexions introspectives. Enfin, caractéristique majeure de son cinéma, le recours à la « narration décentrée », évocation d’un for interne à l’écran. Ici, dans un montage à couper le souffle, Malick permet au spectateur d’accéder et d’entendre la conscience du personnage. Michel Chion décrit ce procédé comme une voix-off qui « ne recoupe pas exactement ce qu’on voit et manifeste une connaissance des faits différente et désaxée par rapport au récit. »*

un style ample, élégiaque et cosmogonique, avec un goût prononcé pour les images métaphysiques, épiques à travers des plans contemplatifs et picturaux

« Une vie cachée » témoigne d’une esthétique toute malickienne : un style ample, élégiaque et cosmogonique, avec un goût prononcé pour les images métaphysiques, épiques à travers des plans contemplatifs et picturaux. Le film est un enchantement visuel. Tournant presque toujours en lumière naturelle, captant les différentes lumières de la journée, le directeur de la photographie Jörg Widmer et le chef décorateur Sebastian T. Krawinkel réussissent de magnifiques images, notamment de St Radegund, petit village niché dans les montagnes à proximité de Salzbourg.

FRANZ ET FRANZISKA DANS « UNE VIE CACHÉE » – © IRIS PRODUCTIONS INC.

Le destin de Franz Jägerstätter ou l’évocation d’une conscience, d’un amour élevé et d’une liberté intérieure

Cependant Malick ne se contente pas d’un beau film historique doublé d’une grande histoire d’amour. Il revient cette fois à une œuvre plus intime, mi-contemplative mi-narrative… L’ancrage historique du film, renforcé par des images d’archives, permet d’accrocher le spectateur et réussit à l’emporter malgré le petit souci lié à l’utilisation de la langue américaine et une bande originale un peu trop présente. Malick nous invite à vivre une traversée humaine qui ne peut laisser indemne. « Une vie cachée » relate le destin de Franz Jägerstätter, fermier autrichien qui, envers et contre tous, refusa de prêter allégeance à Hitler après avoir fait ses classes militaires et avoir été témoin des premières horreurs nazies. En août 1943, il est condamné à mort par un tribunal militaire et exécuté dans un garage à la prison Brandenburg de Berlin. Le film s’appuie sur sa correspondance avec sa femme Franziska recueillie par Erna Putz et publiée en anglais par Orbis Books. Grâce aux recherches du pacifiste américain Gordon Zahn, qui visita le village où vivait Jägerstätter dans les années 1970, cette histoire est sortie de l’oubli.

Progressivement, le récit se recentre sur le combat intérieur d’un Franz tiraillé entre l’amour de sa famille et son besoin inébranlable de suivre sa conscience.

Durant la première heure, le film évoque l’existence paisible, comme en état de grâce, de Franz et de Franziska, son épouse, et de leurs enfants. Malick filme l’amour comme personne, captant un détail, s’arrêtant sur le visage, saisissant une attitude ou un geste complices qui lui permettent de faire surgir à l’écran une bouleversante gratuité de l’amour, pleine d’intériorité et d’humanité. Progressivement, le récit se recentre sur le combat intérieur d’un Franz tiraillé entre l’amour de sa famille et son besoin inébranlable de suivre sa conscience. Sa femme et lui deviennent des symboles d’une résistance passive mais ferme. Résistance qui fait toute la différence dans un monde qui s’abîme dans la cruauté.

FRANZISKA DANS « UNE VIE CACHÉE » – © IRIS PRODUCTIONS INC.

Malick saisit ces instants de peine et de tristesse comme ceux d’amour et de joie avec finesse et profondeur. Franz Jägerstätter vit dans un paradis naturel qui devient un enfer à cause des hommes. Il refusera jusqu’au bout la folie qui rode et la perte de l’âme humaine. Il puise dans l’amour de son épouse la force de résister. Franz agit en cohérence avec sa foi, convaincu qu’il doit obéir à sa conscience et qu’il ne faut pas ajouter de l’injustice là où elle est déjà trop présente. Pour reprendre les termes de Roland Kauffmann, président du jury œcuménique 2019 à Cannes, « le réalisateur n’en fait ni un martyr ni un héros au sens traditionnel du terme. Il raconte le lent cheminement, les doutes et les hésitations, qui contribuent à la décision. Et surtout Franz ne prétend en aucune manière juger ni détenir une révélation particulière voire une connaissance spéciale de ce qui est bien ou ce qui est mal. »**

Théologie en action et en images

« Une vie cachée » donne l’impression d’opérer une sorte de synthèse théologique, inédite au cinéma, accessible au tout venant, croyant ou non, comme une traversée de la grâce.

De nombreux commentateurs n’ont pas manqué de souligner que depuis « The Tree of Life » le cinéma de Terrence Malick a pris un tournant en s’orientant résolument vers une thématique principale que l’on pourrait qualifier de « religieuse » ou de « sacrée » mais qui reste difficile à nommer avec précision. Bien que s’enracinant dans l’histoire d’un village et d’un fermier catholiques, « Une vie cachée » ne parle pas de religion ; il n’y a rien ici qui relèverait du discours confessionnel ou d’un prosélytisme chrétien. Terrence Malick ne livre pas un film dogmatique, assénant une vérité incontestable. Parler de spiritualité serait aussi trop vague ou trop réducteur dans le sens où le récit va plus loin que l’évocation d’une vie intérieure. Franz Jägerstätter témoigne d’une foi chrétienne engagée, mais ce qui lui importe est avant tout d’écouter sa conscience intime, encore plus profonde et enfouie que la foi elle-même. On pourrait plutôt avancer ici que le film se rapproche – et ce de manière étonnante voire troublante pour une œuvre à un tel niveau de diffusion commerciale – d’une théologie biblique précise et renseignée. « Une vie cachée » donne l’impression d’opérer une sorte de synthèse théologique, inédite au cinéma, accessible au tout venant, croyant ou non, comme une traversée de la grâce, du divin où il est possible de se mettre à l’écoute et d’avancer en eaux profondes.

Franz et Franziska dans « Une vie cachée » – © Iris Productions Inc.

Ecouter d’abord l’évocation d’un état originel du monde et de sa chute. Le film dépeint l’harmonie du village et le bonheur du foyer comme s’il s’agissait d’un jardin d’Eden. Puis, de manière discrète et insidieuse, le Mal s’immisce dans cet état originel. Les voix des discours fascistes résonnent au loin dans la vallée, le bruit inhabituel d’un avion surgit dans le ciel, les visites d’officiers allemands se font de plus en plus fréquentes au village : par petites touches, le film évoque l’arrivée de ce Mal au départ extérieur à l’homme.  Ponctué de références bibliques, surtout puisées dans les livres sapientiaux de l’Ancien Testament, le film évolue comme une prière, serein et intérieur comme la lecture d’un psaume où le personnage évoque ses souffrances mais aussi son salut, avec une intensité particulièrement élevée lors des scènes de prison. La force du film est de réactiver cette prise de conscience de la barbarie humaine dont l’homme est capable et à laquelle il doit dire non. Comment autant de personnes ont-elles pu se rendre collectivement et de manière systémique complices d’un tel mal ? Mais également comment penser Dieu après le nazisme et les camps de la mort ? 

Ecouter ensuite la relation amoureuse entre Franz et Franziska donnant une illustration incarnée de ce que peut être l’agapè c’est-à dire un amour altruiste, bienveillant et inconditionnel qui n’attend pas de retour, accepte et aime l’autre pour ce qu’il est et non pour ce qu’il voudrait qu’il soit. August Diehl et Valérie Pachner parviennent tout au long du film à jouer avec un très grand talent ce degré élevé de la relation amoureuse, un amour affranchi de l’ego et du purement sentimental, jusqu’aux dernières scènes qui évoquent le don total de soi et constituent le sommet émotionnel du film.

« UNE VIE CACHÉE » de Terrence Malick – © IRIS PRODUCTIONS INC.

Ecouter enfin le don de soi, dont il est d’ailleurs constamment question dans ce film au centre duquel le personnage de Franz Jägerstätter apparaît comme une figure christique. Choisissant délibérément sa mort, il ne subit pas son choix et ne se sacrifie pas lui-même. Il maîtrise et veut ce qui lui arrive. Il vit son chemin de croix comme une libération, un chemin de vie et en cela rejoint le sens et le chemin de la passion du Christ lui-même. Pour Malick, qui n’a jamais été aussi loin dans l’expression de la foi, il s’agit bien d’évoquer toute trace de vie divine cachée à l’intérieur de l’homme, y compris le plus anonyme. « Car le bien croissant du monde dépend en partie d’actes non historiques ; et si les choses ne vont pas pour vous et moi aussi mal qu’elles auraient pu aller, nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées.» George Eliot dans Middlemarch.

Pierre Vaccaro

* Michel Chion, « Narration décentrée » in Glossaire, 2003.
** « Une vie cachée » a remporté le prix du jury œcuménique au Festival de Cannes 2019

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