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Les frères Sisters, une déception signée Jacques Audiard

Jacques Audiard échoue à insuffler une profondeur romanesque et symbolique à ce western de commande. Les effets de mise en scène ne cachent pas longtemps le vide et l’ennui… Notre blogueur cinéma Pierre Vaccaro tire ici le portrait de cette déception.
Publié le 26 septembre 2018
Écrit par Pierre Vaccaro

Les Frères Sisters, 2018 : Photo Joaquin Phoenix, John C. Reilly © UGC Distribution

Un film de commande avant tout destiné aux Oscars

A une question de journaliste « Comment décririez-vous le style et le travail de Jacques Audiard ? », l’acteur Joaquin Phoenix, en pleine promotion, a répondu « Je ne le décrirai pas ». Derrière l’échappatoire laconique se voulant flatteuse, toute l’ambiguïté du cinéma d’Audiard… Son style artistique fascine le milieu médiatique et l’intelligentsia. Les Américains les premiers adulent ce Frenchy intello qui, à leurs yeux, incarne la qualité d’un cinéma dit « à la française ». Pourtant quelle difficulté dès qu’il s’agit de définir les tenants et aboutissants de son art. Bien sûr on peut avancer un thème de prédilection : la virilité, le monde des hommes, sa violence et ses fragilités. Cependant, une fois percée, la carapace stylistique laisse entrevoir la superficialité. Comme pour « Dheepan » (dont nous avons déjà parlé sur ce blog) ou « Un Prophète », Audiard se heurte une fois de plus à sa difficulté d’accéder à la profondeur de ses aspirations artistiques (à sa propre intériorité ?).

« The Sisters Brothers » (Les frères Sisters en français) est son premier long-métrage tourné en anglais avec un casting américain, constitué de Joaquin Phoenix, John C. Reilly et Jake Gyllenhaal. Lors du festival de Toronto en 2012, John C. Reilly et Alison Dickey (l’épouse productrice du comédien) croisent le réalisateur et lui demandent de lire le roman de Patrick deWitt dont ils détenaient les droits. Le film ne sera pas présenté au Festival de Cannes pour être aiguillé plutôt sur celui de Toronto, considéré comme une sorte d’antichambre des Oscars. Habile stratégie de la part des producteurs qui évitent ainsi une compétition et une exposition trop frontales, préférant conduire le film aux prochains Academy Awards. Le parcours artistique et commercial du film tient donc d’une volonté d’apposer à une production américaine un label artistique « à la française » pour séduire le marché. Audiard a d’ailleurs lui-même déclaré qu’il n’aurait jamais eu l’idée de lui-même de faire l’adaptation de ce western contemporain.

LES FRÈRES SISTERS, 2018 : PHOTO Jake Gyllenhaal, Riz Ahmed © UGC DISTRIBUTION

Un western vidé de sa substance

Très codifié, le genre du western colle à l’histoire du cinéma américain qui n’a cessé d’explorer à travers lui la fondation des Etats-Unis et sa conquête violente du pouvoir. Audiard aborde ces thèmes avec un regard français et tente de revisiter le genre pour au final mieux le rejeter : il focalise son scénario sur les relations psychologiques entre les deux frères avec leur passé traumatique. Tueurs à gage redoutables, Charlie et Elie Sisters se lancent aux trousses d’un chimiste chercheur d’or (Riz Ahmed) dans les Etats-Unis des années 1850. Le cinéaste avoue ne pas avoir un rapport érudit avec ce genre on ne peut plus cinématographique qu’est le western. Ce sont d’ailleurs les moins post-modernes qui ont le plus intéressé le réalisateur, comme les films d’Arthur Penn, aussi bien « Little Big Man » que « Missouri Breaks ».

Le film ne parvient pas à se hisser à la hauteur de son sujet. Cette difficulté à s’approprier le genre puis à l’interpréter pose problème et se perçoit à plusieurs niveaux. Sur le plan de la reconstitution d’abord : les décors naturels ou artificiels peinent à être mis en avant, accompagnés par des séquences de foule fort peu convaincantes. Les acteurs, stars internationales, semblent croire difficilement à leurs rôles et se noient dans des dialogues psychologiques et ennuyeux, comme peut le faire parfois le cinéma français. Audiard prend le parti d’alterner de brèves séquences de chevauchées dans de grands paysages avec des scènes de longues discussions, à demi-éclairées dans la pénombre.

Même le talent de la musique d’Alexandre Desplat ne parvient pas à intensifier les ressorts dramatiques de la mise en scène. Ces choix de montage, de photographie et de réalisation ralentissent considérablement le film qui ne trouve pas son rythme. « The Sisters Brothers » s’essouffle assez vite, après un prologue pourtant prometteur. S’étirant de longueurs en longueurs, l’intrigue n’avance pas. Audiard peine à donner à la mise en scène la densité qu’elle mérite : il paraît un peu en recherche, à travers une œuvre qui ne trouve pas vraiment de ton ni de sens.

Absence d’incarnation et de portée symbolique

Cet ensemble artificiel et pompeux rend les personnages comme le récit peu attachants voire désincarnés. Le niveau d’abstraction empêche le spectateur de s’identifier émotionnellement à l’intrigue et aux protagonistes. Audiard veut sa fiction atypique mais ce faisant il épuise le potentiel symbolique du western avec son caractère romanesque. L’histoire, au travers de ses deux binômes de personnages, se prêtait pourtant merveilleusement à la description de deux mondes qui s’opposent : celui d’une Amérique sauvage et barbare, d’un côté, et de l’autre, celui d’une Amérique civilisée, en recherche de culture et de fondation ; deux racines liées à la conquête de l’Ouest… On retrouvait ce paradoxe par exemple dans « Impitoyable » au travers de la relation ambiguë entre un journaliste timoré en quête de sens et le tueur en quête de rachat joué par Clint Eastwood.

LES FRÈRES SISTERS, 2018 © Shanna Besson

Audiard, quant à lui, préfère filmer des scènes de règlements de compte assez gratuites, sans qu’on en comprenne bien ni les enchaînements ni les enjeux, comme si seule comptait l’idée de porter à l’écran des échanges de coups de pistolet, passage obligé du genre. Envolé le souffle de l’épopée propre au style du western ! La réalisation s’enclenche à coups de procédés de mise en scène arty, sans le souci de s’inscrire dans une quelconque tradition cinématographique et encore moins de nous faire accéder à une dimension universelle du récit.

Décidément, il a beau chercher l’événement, Jacques Audiard n’est pas encore le prophète attendu du cinéma français. On ressort du film avec le sentiment net et désagréable d’avoir été trompé alors qu’on attendait avec beaucoup de curiosité ce western à la française.

 

Pierre Vaccaro (contacter l’auteur)

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