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« Faute d’amour » de Andreï Zviagintsev, ou le gel des sentiments

Autour de la disparition d’un enfant, « Faute d’amour » autopsie une société rongée par le matérialisme et l’individualisme. Plus qu’une faute d’amour : l’humanité en danger. Un film choc emprunt d’une gravité exceptionnelle, Prix du Jury du festival de Cannes 2017, tout juste sorti en DVD.
Publié le 13 février 2018
Écrit par Pierre Vaccaro

Faute d’amour, 2017 : Genia et son fils Aliocha © pyramide films

« Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits (…) c’est à moi que vous ne l’avez pas fait.» (Mt 25, 45).

Lorsque l’enfant disparaît

Le jeune Matvei Novikov ne fait qu’une brève apparition à l’écran mais suffisamment forte pour que sa disparition hante tout le reste du film. Aliocha, enfant ignoré, visage de l’innocence martyrisée, se cache dans le noir derrière une porte ; il retient ses pleurs en écoutant la violente dispute de ses parents en plein divorce. Les mots qu’il entend l’ont déjà tué. Le titre français parle de faute d’amour. Il serait plutôt question d’absence d’amour puisque tel est le projet du film : décrire, presque cliniquement, un monde qui ne sait plus aimer. Un monde à l’image du lac gelé ou des arbres aux racines tordues du prologue. L’art cinématographique de Zviagintsev, servi par la sublime photographie de Mikhaïl Kritchman et une bande originale aux accents funèbres signée Evgueni et Sacha Galperine, se déploie en symbiose avec son propos.

Sans moralisme, avec la rigueur d’un regard analytique, le cinéaste dépeint un monde glacial au centre duquel l’enfant – ou plutôt son absence – est le révélateur des maux et de la déliquescence de la société.

Aliocha (Matvei Novikov), Boris (Alexei Rozine) et Genia (Marianna Spivak), le fils et les deux parents au coeur de l’intrigue de Faute d’amour – 2017 © PYRAMIDE FILMS
Un monde en pleine décomposition

« Faute d’amour » autopsie le corps malade de la société russe et, par la même, l’humanité en général, et ce, à trois degrés différents. Le film observe tout d’abord la dissolution de la cellule familiale. Dégoût et rejet de l’enfant, incapacité d’être père ou mère, le couple brisé vole en éclat. Rongé par la violence et détourné par les sirènes de l’émancipation, il a perdu les repères nécessaires pour pouvoir aimer et transmettre. La famille représente pour le cinéaste le point d’observation central d’une société abimée, corrompue et sans culture. L’explosion du foyer permet au réalisateur de saisir, sur un second plan, l’entrée de la société russe dans la modernité où dominent le capitalisme, la réussite sociale par l’argent. Au monde des hommes, marqué par les valeurs bourgeoises traditionnelles de l’entreprise et de la religion où le divorce est tabou, s’oppose celui des femmes qui rêvent d’émancipation et de liberté individuelle, notamment du droit au plaisir.

Au-delà du couple et de la société russe, Faute d’amour évoque le Mal voire la faute originelle. Celle d’une nature humaine dans sa noirceur, qui se découvre enfermée dans son égoïsme, sa possession, incapable d’altérité.

Le film montre les ravages silencieux mais profondément violents de la société de consommation et du divertissement, des miroirs aux alouettes, illustrés ici par l’usage permanent des téléphones portables, des selfies et des réseaux sociaux. Une vie rêvée, projetée, pourtant ni accomplie ni assumée ; une société qui cache sa misère affective et son incapacité à communiquer derrière ses écrans. Le constat de Zviagintsev tombe, implacable, comme une sombre vérité. Son pays est en train de devenir une ruine, à l’image des celles dans lesquelles on recherche l’enfant (celles du communisme ?). Le capitalisme et la quête de modernité l’ont plongé dans un individualisme perfide et irréparable.

Dans un ultime niveau de lecture, le réalisateur parvient à donner une puissance universelle à son propos. La maîtrise formelle de sa mise en scène, ancrée dans les éléments de la nature ou de la ville, le style naturaliste du film associé à un jeu d’acteurs sobre autant que juste, permettent d’atteindre un fort degré de symbolisme. Au-delà du couple et de la société russe, « Faute d’amour » évoque le Mal voire la faute originelle. Celle d’une nature humaine dans sa noirceur, qui se découvre enfermée dans son égoïsme, sa possession, incapable d’altérité…

FAUTE D’AMOUR – 2017 © PYRAMIDE FILMS
Un chemin de croix où s’esquisse la quête universelle d’un salut ?

En touchant du doigt l’universel, le film prend alors une dimension profonde et intime ; troublant et dérangeant, il nous saisit entièrement. Zviagintsev semble nous inviter à suivre son film presque à la manière d’un chemin de croix au centre duquel Aliocha apparaît comme une figure christique et messianique. Comme si nous marchions de stations en stations, le film, qui se présente aussi comme le récit d’une quête (la recherche de l’enfant), nous permet de nous arrêter et de méditer sur l’humanité pauvre et souffrante. Le cinéaste reste très lucide et peu optimiste sur l’avenir.

Mais un chemin d’espérance semble toutefois pouvoir s’esquisser. Dans les bras de son amant, Genia murmure qu’« elle a commis l’irréparable et qu’il n’est pas possible de vivre sans amour ». Mais surtout on pense à la présence de cette association d’aide à la recherche des enfants disparus qui vient palier aux carences de la police et de l’Etat. Lorsque tous, parents compris, se mettent à rechercher Aliocha, c’est la société entière qui paraît à nouveau ressoudée pour sauver un de ses petits. Dans ces moments, le cinéaste semble croire à la reconstruction d’un lien social et humain où l’espérance et le rachat s’avèrent de nouveau possibles.

 

« Faute d’amour » a été sélectionné au festival de Cannes 2017 où il a obtenu le Prix du Jury.
Il est sorti le 6/02/18 en DVD.

Pierre Vaccaro (contacter l’auteur)

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