Un film classique à la grande beauté picturale
Après s’être intéressé à un univers masculin (Des Hommes et des Dieux), X. Beauvois se tourne cette fois vers l’univers des femmes. 1915. A la ferme, celles-ci ont pris la relève des hommes partis au front. Travaillant sans relâche, leur vie est rythmée entre le dur labeur et le retour des hommes en permission. Les Gardiennes se présente comme un film de nature classique, formellement assez dépouillé, presque austère, dont le récit est découpé année par année. X. Beauvois prend le temps de filmer les regards, les silences, donnant du poids aux dialogues et laissant se dégager la profondeur des personnages. Grâce à cet esprit contemplatif, il offre la part belle aux acteurs : Nathalie Baye joue pour la première fois avec sa fille Laura Smet, aux côtés de deux acteurs totalement débutants, Gilbert Bonneau, âgé de 78 ans et la jeune Iris Bry, figure angélique qui irradie le film d’une force complexe et lui apporte une vraie consistance.
Pour la première fois de sa carrière, X. Beauvois a voulu se libérer des contraintes liées à la pellicule en utilisant une caméra numérique. Le tournage s’est déroulé dans une ferme de la Haute-Vienne à Montrol-Sénard qui en constitue le décor central. La réalisation n’échappe pas à quelques faiblesses, une bande originale trop mièvre de Michel Legrand ou parfois des idées trop appuyées comme ce ralenti du cauchemar de Georges. La grande force du film réside surtout dans sa magnifique photographie, signée Caroline Champetier, qui donne au film un caractère pictural magnifique. S’arrêtant sur un visage, une attitude, le film semble par moment figer ses personnages et les paysages à la manière d’un tableau, dans une esthétique inspirée à la fois par le clair-obscur de Georges de La Tour et la peinture paysanne de Jean-François Millet.
Entre travail et souffrance, les femmes gardiennes des traditions et du Sacré
Les Gardiennes est une adaptation libre du roman éponyme d’Ernest Pérochon publié en 1924. Beauvois filme la solidité des femmes. Celles-ci veillent sur la dimension sacrée de l’existence par rapport aux mondes des hommes qui font la guerre. Elles sont les gardiennes de l’image de la France de cette époque : le respect des traditions, les valeurs liées au travail agricole, la religion. Beauvois s’arrête longtemps sur la pénibilité du travail au champ, sur la prépondérance de la communauté où il est interdit de penser à soi. Pour reprendre une citation du film, ces femmes sont, en quelque sorte, « des vivantes sous la terre – elles n’ont littéralement pas de vie – alors que les morts de la guerre sont sur terre ». Entre les lignes, on perçoit que le réalisateur veut insuffler à cette mise en scène de la souffrance une fine et discrète dimension spirituelle. Il montre comment cette humanité, pauvre, humble, ployant sous le fardeau et le malheur, trace un chemin de rédemption. A ce sujet, le cinéaste semble être attaché à une théologie un peu mal digérée où la souffrance pourrait être perçue comme une voie nécessaire au Salut.
L’esquisse d’une société moderne en attente de « libération » et de délivrance
Entre les lignes, on perçoit que le réalisateur veut insuffler à cette mise en scène de la souffrance une fine et discrète dimension spirituelle.
Nous touchons ici à la complexité de ce film qui surgit, après une longue première partie contemplative, en abordant l’envers de l’image. Derrière cette France figée et laborieuse, un nouveau monde commence à s’entrevoir. Le personnage de Francine, joué par Iris Bry est la figure par laquelle s’opère cette évolution. Sans racines, libre, belle, douée et authentique, elle est ouverte à l’avenir. Elle vient perturber l’équilibre social et familial de la ferme. Les Gardiennes est aussi et surtout l’histoire d’un ordre sacré et naturel bouleversé. Bouleversé par un mal extérieur, la guerre, mais aussi intérieur à l’homme, celui lié au mensonge et au qu’en dira-t-on, qui se révèle au moment où un amour libre et un avenir nouveaux pourraient naître. Le film évoque certes les mutations de ce monde, la place nouvelle des femmes, la mécanisation, l’ouverture à d’autres cultures. Mais il semble faire marche arrière quand il s’agit d’évoquer le champ de l’intime et du familial. La rudesse et la sécheresse du cœur d’Hortense, marqué par la guerre et ses fantômes, auront raison de l’innocence de l’amour de Francine. Dans ce traitement paradoxal de l’annonce d’une espérance et d’une société moderne, X. Beauvois paraît avoir du mal à adopter un point de vue clair et semble étrangement insaisissable.
Pierre Vaccaro, auteur du blog Sacré Cinéma