Platon alertait déjà sur les dangers des images, sources d’erreurs et de méconnaissance du bien, du beau véritable. Quelques centaines d’années plus tard, l’Église organisait, en 754 à Hiéra, un concile qui avait pour sujet l’imagerie religieuse2. Dans le cadre de ce concile on approuva une position iconoclaste déclarant que le culte de l’image était un blasphème. En dehors de la colère divine, justifiée pour les interdire, fut invoqué, et le lien avec la photographie ne peut que s’imposer de nos jours, la crainte de l’idolâtrie provoquée par les images. Au XVI siècle, c’est la Réforme qui initia à son tour une querelle autour des images dans le contexte complexe d’une pensée critique3. Tout près de nous, et pour en finir avec cette énumération quelque peu hâtive, Pascal Convert réalisait, entre 2016, une fresque monumentale destinée à commémorer la destruction par les talibans des bouddhas de Bâmiyân, le 11 mars 2001.4
©Pascal Convert – Courtesy Galerie RX et SLAG
La photographie anesthésie les consciences
La photographie dont la fidélité au réel, que certains qualifièrent de « diabolique », faisait son apparition officielle en 1839 et commençait alors à envahir le monde. Pour Susan Sontag, cette prédominance des images n’a cessé de progresser dans notre société contemporaine et la photographie est devenue un instrument d’aliénation. Elle écrit « les sociétés industrielles changent leurs citoyens en junkies de l’image : c’est la forme de pollution mentale la plus irrésistible ». Elle ajoute que photographier ceux qui nous entourent, avec ou sans leur consentement, est une forme de prédation de la personne. On ne peut s’empêcher d’évoquer Honoré de Balzac qui, à la manière des anciens, pensait qu’un portrait, ici photographique, lui enlèverait une couche de son âme.
Poursuivant sa réflexion, Susan Sontag explique que les photographies qui représentent des drames ou des conflits ne vont certainement pas éveiller les consciences. Si une photographie nous touche c’est que notre « conscience politique préexiste à la possibilité d’être touchée émotionnellement par une photographie », si on adhère à l’image d’un drame c’est que nous en avions une connaissance préalable. Plus encore, la multiplication des photos de guerre finit par nous rendre « l’horreur ordinaire ». Si elles peinent à éveiller les consciences, c’est qu’en fait ces photographies tellement nombreuses finissent par nous anesthésier et que « le choc peut devenir familier ». Elle démontre également qu’une grande part de notre connaissance se fait par l’intermédiaire de photographies et que ces photographies finissent par remplacer la réalité. Les images nous permettent de rester « confortablement installés dans notre salon », où nous pouvons les regarder en toute proximité sans prendre aucune responsabilité.
Rien n’entre mieux dans nos esprits qu’une photographie
Presque trente années plus tard Susan Sontag va revenir sur ses affirmations5 et déclarer que cette accoutumance qu’elle dénonçait auparavant n’est pas si automatique. Elle prend comme exemple, non sans malice, l’iconographie de Jésus sur la croix pour expliquer que les représentations de la crucifixion ne deviennent jamais banales pour les croyants. « Ceux-ci n’entrent jamais dans une église en se faisant la remarque : ah ! Encore cette terrible image, je commence à en avoir assez ». En fait elle reconnait que l’effroi ne peut épuiser l’émotion. Que s’est-il donc passé ? Entre temps, Susan Sontag a été témoin de trois guerres où elle a « connu les tranchées et vécu sous le feu ». Ce contact direct et prolongé avec la réalité lui a donné le sentiment que « l’accoutumance n’est pas automatique en matière d’images. » Une part des photographies, en particulier celles des atrocités, comportent une fonction de témoignage que la mémoire ne peut pas toujours effacer. Ces photographies installent ce qu’elle nomme des racines référentielles qui nous aident à concevoir ou modifier notre vision. Ce qu’on appelle souvent « travail de mémoire »peut ainsi passer par ces attestations visuelles. « Je suis d’avis qu’il faut laisser ces images nous hanter, même si ce ne sont que des images, des symboles, des parcelles importantes d’une réalité qu’elles ne sauraient toute embrasser ». Certaines images nous hantent dit-elle mais en ajoutant que des photographies isolées ne peuvent nous faire comprendre les enjeux ou la gravité d’une situation : des photographies sans légende, sans commentaire ne sont qu’un reflet superficiel d’une réalité qu’il est parfaitement inutile d’interpréter quand on n’en connait pas le contexte. Elle nous met en garde : « une photographie brute n’existe pas et ne parle pas d’elle-même » car le contexte qui l’encadre peut en changer le sens, troubler notre perception et le regard seul ne peut pas tout comprendre.
De nombreux photographes se sont engagés et s’engagent toujours pour rapporter, parfois au péril de leur vie, des images qui témoignent de ce qu’ils ont vu et tenter de transformer le monde. Lewis Hine, sociologue, commença dès 1904, à dénoncer le travail des enfants avec des photographies qui aidèrent considérablement à la transformation de leur condition sociale.6 La Farm Security Administration (FSA) 1937, chargé d’aider les fermiers les plus pauvres touchés par la Grande Dépression, organisa une série de reportages photographiques pour mieux promouvoir ses réformes auprès du grand public et du Congrès.7
L’Agence photographique Noor, créée en 2007 et dont le nom signifie « lumière » en arabe, rassemble 14 photographes de 11 nationalités différentes, primés et reconnus. Il s’agit pour eux, comme l’explique Héloïse Conésa8 de largement dépasser l’impératif du constat pour manifester leur engagement photographique à l’égard du monde qui les entoure. En effet, si les photographes de Noor témoignent des évolutions de notre société, ce n’est pas simplement pour voir ou de donner à voir, mais d’appeler à un échange de regards avec ceux qui souffrent, résistent, se battent et se livrent face à leur objectif. Cette agence, dans sa déontologie, cherche aussi à « amener la lumière sur des lieux ou des populations oubliés dont les médias s’étaient peu à peu détournés. » On retrouve cette même volonté d’orienter le regard vers les plus démunis, « les plus petits d’entre nous», avec La Galerie Fait et Cause9. Ce lieu d’exposition s’est donné pour mission de favoriser la prise de conscience des problèmes sociaux et environnementaux et pour cela le médium qui se prête le mieux à la dénonciation des injustices et des inégalités, c’est la photographie.
Peu après le concile de Hiera, en 787, un concile œcuménique à Nicée, condamne l’iconoclasme et valide le culte des images. Plus tard, la Contre-réforme, avec le Décret sur les saintes images10 réaffirme, tout en tenant compte des abus commis au sein du christianisme à l’égard des images sacrées, l’importance de l’œuvre d’art pour la glorification de Dieu tout en s’interrogeant sur d’éventuelles normes de représentation et sur la marge de liberté des peintres. Au XIXème siècle apparaissent les premiers catéchismes en image, « voir, savoir croire », ils seront suivis par les projections lumineuses de la Maison de la Bonne Presse. Ainsi, dans un constat honnête et sincère, Susan Sontag revient à son tour sur ses affirmations passées pour rejoindre la longue histoire de la représentation et de la figuration face au culte des images. De nos jours, ces images se multiplient, les nouvelles technologies de production s’emballent au risque d’oublier la parole. Dans l’Évangile, Jésus dit à Thomas : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ». Une phrase qui ne condamne ni la vue, ni le sensible, il en est si souvent question dans les textes, mais qui, à notre époque, peut aussi donner à réfléchir en rappelant qu’une photographie n’explique pas tout et ne doit pas seulement toucher la vue mais aussi la conscience.
— Françoise Paviot
Titulaire d’un DEA de lettres, enseignante à l’IESA, précédemment rédacteur en chef de la revue Interphotothèque Actualités puis du journal interne du Centre Georges Pompidou, auteur de nombreuses publications sur la photographie ancienne et contemporaine, co-directrice de la Galerie Françoise Paviot spécialisée dans la photographie (Paris).
Bibliographie
(1) Susann Sontag, Sur la photographie, https://bourgoisediteur.fr/catalogue/sur-la-photographie/
(2) « Alors que rien d’autre ne doit être adoré que Dieu seul, autre chose est d’adorer un homme en fonction d’une attitude de charité et de courtoisie, et autre chose d’adorer des images faites de main d’homme » Les livres Carolins (vers 792). Cité par Jérôme Cottin in https://www.protestantismeetimages.com/I-Entre-archaisme-et-modernite.html
(3) Jérôme Cottin, De la Réforme à la réforme des images, https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-1-page-85.html
(4) https://www.cnap.fr/bamiyan-la-falaise-et-la-grotte-de-pascal-convert
Georges Didi Huberman : Ritournelle de Bâmiyân http://www.pascalconvert.fr/temps/ritournelle.html
(5) Susan Sontag, Devant la douleur des autres, https://bourgoisediteur.fr/catalogue/devant-la-douleur-des-autres/
(6) https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-2-page-211.htm
(7) https://www.persee.fr/doc/rfea_0397-7870_1989_num_39_1_1350
(8) « Ce monde qui nous regarde : 15 ans de l’Agence Noor » Commissariat d’Héloïse Conesa https://www.bnf.fr/fr/agenda/ce-monde-qui-nous-regarde-15-ans-de-lagence-noor
(9) https://sophot.org/
(10) Jean-Louis Vieillard-Baron, Le statut de l’image dans l’iconographie chrétienne après le concile de Trente, in Nouvelle revue d’esthétique2014/1 (n° 13), pages 121 à 131, https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2014-1-page-121.htm