« J’étais nu et vous m’avez vêtu. » Matthieu 25 36
C’est le premier février 1954 que l’Abbé Pierre lance un appel à une heure du matin sur les ondes de Radio Luxembourg : « Mes amis, au secours… ». Tout avait commencé en 1947 avec la création d’une auberge de jeunesse Emmaüs. En 1949, l’Abbé Pierre y accueille Georges un suicidé manqué qui sera considéré comme le premier compagnon-chiffonnier d’Emmaüs à qui il dira cette phrase fondatrice pour le mouvement : « Je ne peux rien te donner. Mais, toi qui n’as rien, au lieu de mourir, viens m’aider à aider ». Depuis, Emmaüs s’est structuré, multiplié, intensifié. Qui n’a pas eu l’occasion de faire appel aux compagnons pour un débarras ou bien d’aller faire un tour dans un des centres pour y dénicher la merveille dont il avait besoin, un meuble, un outil ou bien un vêtement. Et des vêtements, il y en a de toute sorte, les trouvailles sont étonnantes.
Le portrait, un genre essentiel de la photographie
Depuis plusieurs années, la communauté Emmaüs des Peupins, située dans les Deux-Sèvres, organise des rencontres entre compagnons et artistes. Une demi-journée par semaine, à la Petite Moinie, une vieille ferme dont les dépendances ont été aménagées en ateliers, chacun peut découvrir ou s’initier, avec des professionnels, à la peinture, la sculpture, la musique… et la photographie.
En 2008, Elodie Guignard, photographe professionnelle (1), rejoint cette communauté avec un projet : proposer aux compagnons de poser et, devant son objectif, se mettre en scène en utilisant des vêtements et des accessoires déposés sur le site : construire en quelque sorte un portrait d’eux-mêmes. On le sait, et encore plus maintenant avec les milliers de « selfies » qui circulent, la photographie a joué un grand rôle dans la représentation de soi et, dès son origine, a exploité le genre du portrait. Art de la personne, cette représentation de soi est vite devenue célébration du sujet. Avoir son portrait, n’était plus uniquement l’apanage des aristocrates ou des gens fortunés, mais devenait accessible au plus grand nombre. Avoir son portrait, c’était aussi s’affirmer comme individu face à la société.
Les premières prises de contact avec les compagnons ont eu lieu fin 2008. Petit à petit, au fil des mois, l’intérêt a succédé au doute, les compagnons se sont ralliés à ce projet, ont joué le jeu, faisant preuve d’imagination, voire même d’humour. « Chacun est venu avec ce qui l’a nourri, avec ses propres références, et aussi ses propres envies. » (2) Les prises de vue se sont déroulées sur plus de deux années pendant lesquelles la photographe a fait des séjours réguliers à la communauté des Peupins. « La beauté n’est pas un privilège des riches. L’art n’est pas l’apanage des puissants. Le regard porté sur l’autre peut-être défigurant ou transfigurant » écrit Martin Hirsch (3). Avec patience et générosité, la photographe a ainsi su provoquer la rencontre, mettre en confiance ceux qui posaient, les aider à construire ce qui était caché, à rendre visible leur monde intérieur. « Passer de l’ombre aux feux de la rampe, en prenant pour levier l’image dévalorisée que l’on a de soi, tout en amenant « l’autre », celui qui regarde à la sublimer, est une autre habileté de l’expression photographique d’Élodie Guignard. »
Françoise, un des modèles, explique avec fierté : « Quand j’ai vu ma photo en grand, exposée, je me suis dit : Ce n’est pas vrai ! ». Elle ajoute : « On m’a appelée la duchesse… Cela veut dire qu’on peut changer et qu’on peut ne pas être toujours la même. Cela permet d’être mieux dans sa peau, en disant qu’on n’est pas plus bête que d’autres si on est capable de poser ».
Dans l’Évangile, il est aussi question de vêtement…
Et plus particulièrement, il y est souvent question de manteau, un manteau qui manifeste l’essence de Jésus, la puissance intérieure de sa personne, sa capacité à guérir. Que ce soit la femme qui s’approche pour en toucher le bas et dont le sang s’arrête immédiatement de couler (Luc 8,44), ou bien les malades guéris après avoir en avoir touché les franges (Matthieu 14:34-36). Citons également l’aveugle sur la route, dont on peut se demander quand il jette son manteau pour demander à Jésus de retrouver la vue, de ce dont il veut réellement se dépouiller. (Mc 10,47). Il y aurait bien d’autres exemples sur lesquels réfléchir, que ce soit le vêtement blanc des noces (Mtt 22,11), le manteau de pourpre de la passion (Jean 19.2 ), la tunique sans couture tirée au sort (Jean 19 : 23-24) ou bien le suaire retrouvé soigneusement plié dans le tombeau et qui en devient si mystérieux (Jean 20, 6-7).
Au-delà de la puissance symbolique du vêtement, les textes parlent aussi du don, du partage qui nous ramène ainsi aux compagnons. En donnant la moitié de son manteau Saint Martin ne fait pas seulement un geste de charité, il réhabilite et élève le pauvre, lui rend sa dignité d’homme, lui fait revêtir pleinement son humanité. Les vêtements utilisés par les compagnons pour poser sont des objets de récupération, laissés pour compte, des rebuts de la société à recycler qui ne prétendent à rien dans l’échelle sociale des codes vestimentaires, comme ceux-ci ne prétendent à rien dans l’invitation à laquelle ils ont répondu. L’un d’entre remarque avec justesse « L’habit change l’homme ». Mais alors de quel habit, de quel vêtement s’agit-il en réalité ?
La photographie peut habiller l’homme
A bien écouter les réactions de chacun des compagnons, il apparait que ce dont ils sont le plus fiers, c’est l’image finale révélée sur le papier, accrochée au mur et exposée au public. « Ce qu’Élodie a fait, c’est de l’art. Ceux qui regardent le disent. Je pourrai dire que je suis entrée dans une œuvre d’art ! ». On peut alors se demander si la photographie n’aurait pas, à sa façon, une certaine capacité à habiller l’homme. L’exposition des premiers portraits au Salon Emmaüs (4) a joué un rôle important dans le nécessaire besoin de reconnaissance de soi. Joël, l’homme au haut-de-forme, évoque avec émotion la fierté de la reconnaissance : « Quand les gens ont vu la photo, ils m’ont dit que j’étais superbe. Il n’y a pas de honte à être exposé à Emmaüs Paris. C’est au contraire un honneur. Si, nous on est capable de faire cela, d’autres peuvent le faire. Nous montrons l’exemple pour que d’autres s’expriment. Il y a des personnes qui ont des talents qu’ils n’osent pas montrer ».
Le format carré des prises de vue choisi par Elodie a renforcé leur présence et leur dimension plastique car cette vision imposée par l’appareil n’est pas naturelle et réclame le contrôle d’un regard véritable. En évitant l’instantané, le moyen format a permis aussi d’inscrire dans le temps la durée de la pause. Quant au travail sur les couleurs, il a fait oublier la présence du gris pour laisser soudainement éclater la vie et la beauté chatoyante de ce qui avait été laissé pour compte et ne demandait qu’à renaître. Balzac craignait qu’en se faisant photographier on lui ôte une couche de son âme. Elodie a paradoxalement dissipé ces craintes. En faisant surgir ce qu’ils portaient en eux, en le faisant accéder au visible, la photographe a redonné à Françoise et à ses compagnons un « supplément d’âme ». « L’art photographique sait encore transcender » écrit Christine Barbedet. C’est ainsi qu’avec ceux qui doutaient d’eux-mêmes, Elodie a pris le temps de construire une relation de confiance qui leur a fait découvrir que les artistes, au-delà des apparences, connaissent eux-aussi, l’art de nous habiller.
Françoise Paviot
(1) Elodie Guignard est née en 1979. Elle est diplômée de l’Ecole d’Arles et expose régulièrement dans les centres d’art et les festivals en France et à l’étranger, notamment en Inde et au Bangladesh où elle séjourne périodiquement. La photographie de « Françoise » a été récemment sélectionnée pour le Prix des Amis de la Maison de Balzac.
(2) Les citations en italiques sont tirées du catalogue « Les Magnifiques » publié aux Editions de Juillet en 2012. Photographies d’Elodie Guignard, textes de Christine Barbedet, préface de Martin Hirsch.
(3) Martin Hirsch est directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris, ancien président de l’Agence du service civique, d’Emmaüs France et de l’Agence nouvelle des solidarités actives, il a été de 2007 à 2010 haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté.
(4) En 2009, une première partie de la série a été exposée au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, pour les 60 ans du mouvement Emmaüs, ainsi que les 10 ans du salon à la Porte de Versailles.
En 2010, des tirages ont été réalisés par Emmaüs, sur leurs propres imprimantes, pour la venue du Prix Nobel et inventeur du microcrédit au Bangladesh, Muhammad Yunus.
En 2012 : il y a eu 2 grandes expositions au sein de la communauté en même temps que d’autres événements: concerts, défilé de mode… pour les 20 ans des ateliers du Bocage, en présence de Martin Hirsch, et pour les 35 ans de la communauté d’Emmaüs Mauléon dans les Deux-Sèvres.