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Le portrait, un usage social de la photographie

Dans ce billet, Françoise Paviot explore le genre du portrait, depuis les portraits peints réservés aux élites jusqu'à la pratique actuelle et globalisée du selfie. L'évolution de la société et de la technologie ont bouleversé le rapport que nous entretenons au portrait. Petit tour d'horizon et pistes de réflexions...
Publié le 21 janvier 2019
Écrit par Françoise Paviot Co-directrice de la galerie Françoise Paviot

Hippolyte Bayard, Autorportait en noyé, 1840

Etymologiquement, le terme portrait renvoie, au fait de tirer quelque chose d’un modèle, ce qui suppose la présence de deux personnes, une pour prendre la pose et une autre pour l’enregistrer. Le portrait, genre majeur de la peinture, a très vite permis aux artistes, grâce à leur capacité à représenter le réel, de sortir de l’anonymat d’une corporation. Tirer le portrait leur a ainsi donné le statut d’auteur. La miniature, dont on pourrait dire qu’elle fut l’ancêtre de la photographie, a constitué pendant longtemps un moyen de faire connaître un visage à distance : présenter une future épouse, garder le souvenir d’un défunt, voire même diffuser un signalement. Quasiment dès sa naissance, la photographie quant à elle se tourne vers le genre du portrait : portraits officiels, portraits de famille… voire même autoportrait, avec pour exemple l’autoportrait d’Hippolyte Bayard en « noyé » réalisé en 1840.

Paul Strand, 1916

Invention du XIXème siècle, la photographie accompagne les évolutions d’une société qui se transforme, marquée en particulier par l’ascension de la bourgeoisie qui souhaite accéder à son tour à la reconnaissance de son statut. Avoir son portrait photographique, c’est alors construire et affirmer son individualité. Le portrait peint était réservé à une élite, le portrait photographique est un procédé industriel et commercial qui s’adresse à tout le monde. C’est ainsi que peu à peu se développe le vouloir paraitre, le culte de soi contre lequel Baudelaire s’est insurgé : « cette société immonde qui se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. »

Si le portrait photographique peut se définir comme un « art de la personne », il est important de ne pas oublier que c’est également « un art de l’image ». En effet certains portraits nous invitent non seulement à la reconnaissance d’un sujet mais aussi, à condition d’en prendre le temps, à une rencontre proche de la contemplation. « Je ne sais pas si la photographie est un art », disait Jean-Claude Lemagny, ancien conservateur du Département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale, « mais je sais que certains photographes sont des artistes ».

Man Ray, portrait de Meret Oppenheim, 1932

La récente exposition présentée à Paris et consacrée aux Nadar en est un exemple frappant. Des portraits réalisés il y a presque deux siècles, nous livrent, au-delà de la simple représentation d’un modèle, la personnalité et l’âme de celui qui nous regarde. Dans les ateliers qui se multiplient, la pose fait l’objet de mises en scène cérémonieuses et parfois artificielles. Félix Nadar prend le parti de débarrasser son sujet de tous les accessoires inutiles, de le laisser libre et de l’observer. Il évoque lui-même « Cet instant de compréhension qui vous met en contact avec le modèle, qui vous aide à le résumer, vous guide vers ses idées et son caractère pour en réaliser un portrait intime » (1). Inutiles les mises en scène et les décors, seuls l’attention et le talent du photographe agissent. Ce qui fera dire à Jean-Paul Sartre : « Les têtes que Nadar a photographiées aux environ de 1860, il y a beau temps qu’elles sont mortes. Mais leur regard reste et le monde du Second Empire est éternellement présent au bout de leur regard ».

Diane Arbus, homme aux bigoudis, 1966

Un « bon » portrait ne fait donc pas uniquement acte de ressemblance, il apporte une autre vérité, plus profonde, qui nous éclaire et qui prend vie à son tour dans notre propre regard. De nombreux photographes s’illustreront dans ce domaine au cours du siècle suivant. Certains seront portraitistes en studio, Man Ray par exemple, d’autres décideront de replacer l’homme dans son contexte social pour témoigner de sa fragilité et de sa pauvreté, d’autres enfin, comme Dieter Appelt, produiront des icônes qui ne cessent de nous interroger.

Entre 1861 et 1867, il s’est vendu entre 300 et 400 millions de portraits carte de visite. Ce procédé, mis au point par Eugène Disdéri, était peu coûteux et a participé grandement de l’accès aux images par les moins fortunés. Le prolétariat, après la bourgeoisie, s’ouvre lui aussi à la représentation de soi et à la diffusion de sa personne. De formidables progrès techniques vont suivre.

Dieter Appelt, 1978

Commercialisé en 2007, le Smartphone est maintenant un outil à la portée de tous et l’appareil photographique n’est plus qu’une simple application parmi d’autres sur l’écran de nos téléphones portables. Les images qui circulent sur la toile, portraits en tête, se comptent par milliards. Mais cette accumulation frénétique d’images réalisées, selon l’expression d’André Rouillé, par « des non photographes photographiant »  ne tient plus compte du bon usage de la photographie et tend à effacer ce qui en faisait la valeur et l’intérêt. Pour leur plus grande part, ces innombrables images qui circulent chaque jour sont vite faites, vite vues, vite jetées. Faire une photographie devient banal mais entraine à sa suite une banalisation de sa conception. Du cliché, pensé, construit où l’œil exerce son pouvoir et sa sensibilité, on passe peu à peu à des images faites en rafales et sans attention. Notre quotidien se veut aujourd’hui sans secrets et sans mystère, nous sommes prêts à tout exposer et surtout sa propre personne. La récente pratique du selfie a fini par prendre la photographie à son propre jeu. Ce qui était attention à l’autre et échange devient attention à soi, ce qui participait de la reconnaissance des individus devient une reconnaissance de soi-même.

ANN MANDELBAUM, SÉRIE AUDIENCE, 2013 © ANN MANDELBAUM

Et pourtant, certains photographes savent l’art de garder les secrets pour nous offrir des images qui attendent avec patience que nous les touchions du regard. Trois portraits d’Ann Mandelbaum avaient été publiés dans le calendrier de Narthex à l’occasion du temps de l’Avent 2018. Celle-ci, à leur insu, a photographié des spectateurs du Metropolitan Opéra de New York attendant, assis dans leur fauteuil, le début de la représentation. Pour des raisons de confidentialité mais surtout pour nous inviter à les regarder autrement, elle a flouté ses sujets, comme elle le précise elle-même, «  pixels par pixels ». Il en résulte des portraits qui au-delà de la représentation d’un individu et dans un moment de temps suspendu, invitent à prendre conscience de cet entre deux où la fatigue, l’abandon, la solitude se manifestent. Accompagnées de citations de l’évangile, ces images se sont ouvertes à une lecture du temps de l’Avent et à une méditation sur le sens de l’attente.

Dans un tout autre style, on peut citer l’exemple de Diane Arbus qui a consacré une grande partie de son travail aux portraits de personnes en situation de handicap ou bien laissées pour compte. Philippe Ducat a écrit à son propos : «  Elle a su comme personne restituer l’humanité. Elle a ennobli tous ceux qui sont passés devant son Rolleiflex… Elle avait le pouvoir extraordinaire de rendre absolument humain tout ce qu’elle captait ». (2)

Réfléchir à la nature du portrait et à son histoire en photographie, c’est aussi réfléchir à l’excessive consommation d’images qui monopolise tant de personnes, à la perte de l’attention à l’autre et à l’absence de reconnaissance des images de qualité. On peut associer ces quelques réflexions aux récentes déclarations du Pape François sur les excès de notre mode de vie et l’organisation de notre société. Elles nous rappellent que Narcisse, penché sur le miroir de l’eau, n’a pas survécu à la contemplation de son propre reflet.

 

Françoise Paviot

(1)  Félix Nadar – Quand j’étais photographe – Actes Sud / Babel
(2) Philippe Ducat.

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