Voir toutes les photos

Qui est mon prochain ? – en résonnance avec la cantate Misericordium de Benjamin Britten

Voici encore une œuvre musicale dont les résonances sont, hélas, intemporelles. La cantate que nous allons découvrir a été composée pour une circonstance précise : le centenaire de la fondation de la Croix-Rouge. La liaison étroite violence/victimes est de tous les temps, les évolutions du monde n’y changent rien. Si le message des artistes et des musiciens pouvait être mieux entendu…
Publié le 24 octobre 2022
Écrit par Emmanuel Bellanger

C’est en 1963 que Benjamin BRITTEN (1913-1976) a donné à Genève sa cantate Misericordium opus 69 pour ténor, baryton, petit chœur, orchestre à cordes, piano, harpe et tambour. Pour exprimer la permanence du mal et la nécessité de l’aide à toutes victimes, Britten a choisi la langue latine que l’on dit morte mais, de fait, intemporelle.

Le texte évangélique d’où s’inspire l’auteur Patrick Wilkinson est celui de la parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 29-37), texte qui s’impose pour évoquer la Croix-Rouge évidemment.

Le Bon Samaritain, fresque de René Dionnet, tombeau de Frédéric Ozanam, crypte de l’église des Carmes à Paris ©DR

Ce qui nous intéresse dans cette composition, c’est ce qui nous est donné à vivre par la musique, que la lecture du texte ne nous offre pas immédiatement. Pour se faire comprendre, Jésus raconte une histoire : un homme, attaqué et dépouillé par des voleurs est secouru par un Samaritain c’est-à-dire un étranger, alors qu’un prêtre et un lévite sont passés près de lui sans s’arrêter.

Britten avait deux centres d’intérêt principaux : le théâtre et la musique. Nous retrouvons ces deux formes d’expression dans cette cantate.

Le compositeur ne cherche pas à innover dans un langage musical original : il utilise l’outil dont il dispose et qu’il maîtrise à la perfection pour nous faire vivre ce « fait divers ». Il s’agit bien d’un drame qui doit ouvrir nos yeux sur les misères qui nous entourent. Voici quelques clés pour suivre le déroulement dramatique de l’œuvre :

Les deux personnages principaux sont chantés par des solistes, comme à l’opéra : le voyageur (viator) est un baryton, le Samaritain un ténor. Ce sont les seuls solistes de la cantate. La voix du Christ n’est pas chantée par un soliste mais par l’ensemble du chœur au début « un homme descendait de Jérusalem à Jéricho » ou, ce qui peut paraître surprenant par les deux solistes à la fin « qui est ton prochain ? » continué par le chœur « va et fais de même » à la toute fin de l’œuvre. Le musicien a bien compris que tout ce qui est chanté dans son œuvre n’a pas le même statut.

Deux natures se complètent dans ce texte : ce qui est de l’ordre des évènements rapportés (les solistes) et le sens de ces évènements. Les paroles prononcées par le Christ (chœur ou deux solistes ensemble) ne s’adressent pas qu’à ses interlocuteurs locaux, mais à tous, nous y compris.

La musique nous donne à vivre ce récit de deux manières : vivre concrètement les évènements dans leur déroulement et leur violence, et surtout approfondir le sens de ce qui est rapporté dans le jeu des oppositions entre les formations vocales et les couleurs instrumentales. Par exemple, la progression des cordes après le passage du prêtre puis du lévite indifférents qui n’écoutent pas les plaintes du blessé. La musique s’effondre progressivement comme le désespoir du pauvre voyageur.

La dernière phrase « va et fais de même » est chantée sur la même musique que le premier mot de la cantate : « bienheureux », voilà où est le chemin du vrai bonheur. 

Voici le texte latin de cette cantate avec quelques éléments de traduction :

CHORUS
Beati misericordes.                                             Heureux les miséricordieux…
Beati qui dolore corporis afflictis succurrunt.
Audite vocem Romani :

TENOR
« Deus est mortali iuvare mortalem »

CHORUS
Audite vocem Iudaei :

BARYTONUS
« Proximum tuum sicut te ipsum ama. »        Aime ton prochain comme toi-même

TENOR ET BARYTONUS
At proximus meus quis est ?                             Qui est mon prochain ?

CHORUS
Jesu parabola iam nobis fiat fabula.

CHORUS
En viator qui descendit ab Ierusalem in           Un voyageur descendait de Jérusalem à Jéricho
Iericho.

VIATOR (Barytonus)
Ah quam longa est haec via, quam per deserta
loca. Terret me solitudo, terret omnis rupes,
omne arbustum. Insidias timeo. Heus, asine,
propera, propera.

CHORUS
Cave, viator, cave !                                         Prends garde, voyageur, prends garde !        
Latent istis in umbris latrones.
Iam prodeunt, iam circumstant.
Cave, viator, cave !
  

VIATOR
Qui estis homines ? Cur me sic intuemini ?         Qui sont ces hommes ? Au secours !
Atat ! Plaga ! Atatae ! Pugnis, fustibus vapulo.
Iam spolior, nudor.                                           (Attaque des brigands : scène d’opéra)
Quo fugit asinus? Eheu relinquor humi
prostratus, semivivus, solus, inops.

CHORUS
Ubi nunc latrones isti ? Quam cito ex oculis
elapsi sunt. Solitudo ubique, solitudo et           (Victime abandonnée, silence, désolation)
silentium. Quis huic succurret in tanta
vastitate ?

          QUATUOR DE CORDES

CHORUS
Bono nunc animo es, viator. Nam tibi                      Tu as de la chance, voyageur, un prêtre…
appropinquat iter faciens qui habitu est
sacerdos. Is certe sublevabit. Compella eum !

VIATOR
Subveni, ah subveni: ne patere me mori.

CHORUS
Dure sacerdos, quid oculos avertis ? Quid
procul praeteris ? Ut praeterit, ut abit ex oculis
homo sacerrimus.

              QUATUOR DE CORDES

CHORUS
En alter in conspectum venit. Tolle rursus,                 Un autre s’approche, un lévite…
abiecte, animos. Qui accedit est Levita. Is
certe sublevabit.

VIATOR
Fer opem, fer opem atrociter mihi vulnerato.  

CHORUS
O ferrea hominum corda ! Hic quoque
conspexit iacentem, praeteriit, acceleravit
gradum. Timetne cadaveris ne tactu
polluatur ? I nunc, sacrosancte Levita, cordis
tui praescriptiones inhumanas observa.

             QUATUOR DE CORDES

CHORUS
Ecce, tertius apparet – sed languescit spes             Voici, un troisième apparaît…
auxilii : nam propior videtur esse contemptus
Samaritanus. Quid interest Samaritani Iudaei
negotia suscipere molesta ?

VIATOR
Miserere mei, hospes, afflicti.                                     Pitié !

SAMARITANUS (Tenor)
Ah, di boni ! Quid audio ? Quid ante pedes iam         Qu’entends-je ?
video ? Iacet hic nescioquis immania passus.
Age, primum haec vulnera adligem. Ubi mihi         
vinum ? Ubi oleum? Sursum, iam sursum
imponam te in tergum iumenti mei.
  

CHORUS
Vincit, ecce, vincit tandem misericordia.
Hic pedes ipse comitatur eum in deversorium.

SAMARITANUS
Ohe, caupo, siquid audis: aperi portam.                    Prends soin de lui… Je te rembourserai…
Viatorem adfero a latronibus spoliatum.
Aperi, quaeso… Benigne. Para nobis cenam,
caupo, para cubiculum, amabo. Mihi cras
abeundum erit. Cura hunc dum convalescat.
Dabo tibi duos denarios.

VIATOR
Iam rursus revivesco. Iam spes in animum                L’espoir remplit mon âme à nouveau…
redit. Optime hospitum, quis es ? Unde es
gentium ? Salvus quomodo tibi gratias referam
dignas ?

SAMARITANUS
Quis sim, unde sim gentium, parce quaerere.
Dormi nunc, amice, dormi : iniuriarum
obliviscere.

CHORUS
Mitis huius adiutoris qui servavit saucium
Proximumque sibi duxit hospitem
incognitum.
O si similes existant ubicumque gentium!
Morbus gliscit, Mars incedit, fames late
superat ; Sed mortales, alter quando alterum
sic sublevat, E dolore procreata caritas
consociat.

TENOR ET BARYTONUS
Quis sit proximus tuus iam scis.

Voici un enregistrement sous la direction du compositeur :

Emmanuel Bellanger

Contenus associés
Commentaires
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *