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Le Chemin vers Pâques

Comme nous l’avons proposé pour le temps de l’Avent, voici une cantate de Jean-Sébastien Bach qui peut nous accompagner durant ce temps de montée vers les fêtes de Pâques. Bien enracinée dans la spiritualité luthérienne, cette cantate est pour tous une nourriture d’une grande richesse.
Publié le 28 mars 2022
Écrit par Emmanuel Bellanger
Caspar David Friedrich (1774–1840), Colline et champ labouré près de Dresde, huile sur toile, c. 1824 © wikimedia commons

La cantate Jesus nahm zu sich die zwölfteJésus prit avec lui les douze, (BWV 22) a été créée à Leipzig en 1723. Elle a été choisie par Bach comme composition d’examen pour son engagement comme Cantor de cette ville. Mais, comme toujours avec Jean-Sébastien, il s’agit de bien autre chose qu’un simple exercice destiné à démontrer son savoir-faire. Le texte de cette cantate, dont l’auteur reste inconnu, est construit autour de l’évangile de Luc, chapitre 18, versets 31 à 43.
Comme c’est le cas pour chaque cantate, le compositeur nous trace un chemin que je vous invite à découvrir.

Dès les premières mesures, nous entrons dans le récit, sans ouverture musicale.
C’est le récitant (un ténor) qui nous fait entrer dans l’histoire :
Jésus prit avec lui les douze et leur dit :
Comme presque toujours chez Bach, c’est une voix de basse qui incarne le Christ :
« Voici que nous montons à Jérusalem, et tout ce qui est écrit s’accomplira pour le Fils de l’homme. »

Le chœur qui incarne les disciples réagit vivement à cette annonce :
« Mais ils n’y comprirent rien et ne saisirent pas le sens de ces paroles. »

La musique que Bach a choisie pour ce chœur est intéressante : on attendrait un style douloureux avec des dissonances et des accents dramatiques. Au lieu de cela, Bach nous propose une fugue légère, avec des martèlements sur certains mots was…das (ce qu’il leur dit). Une musique qui nous semble hors de propos, à côté du sujet : les apôtres n’ont rien compris, comme cela nous arrive aussi dans la vie.

Le cœur de la cantate est une longue méditation de ces propos du Christ, qui fait cheminer l’auditeur de la déploration à l’espérance presque joyeusement confiante dans les promesses divines.

C’est un aria d’alto en ut mineur (ton dramatique chez Bach) qui ouvre cette méditation. Le chrétien fervent qu’était Bach entend cette annonce du Christ comme une adresse personnelle : il aspire à vivre lui-même les évènements qui s’annoncent, la Passion et la Résurrection du Seigneur.

« Mon Jésus, attire-moi à toi,
Je suis prêt, je veux partir d’ici,
Et me rendre à Jérusalem, au lieu de tes souffrances.
Bienheureux si je peux bien saisir l’importance de ce temps
de souffrance et de mort, pour ma consolation.
»

Cet aria da capo, c’est-à-dire avec la reprise de la première partie jusqu’à lieu de tes souffrances.

C’est par une sorte de berceuse que le hautbois accompagne le chant : la confiance du chrétien est ainsi discrètement exprimée avec quelques détails lourds de sens spirituel. Par exemple la longue vocalise au début sur Jésus, l’accent ascendant sur ziehe au début aussi (attire-moi), les modulations surprenantes sur Leiden souffrances, la reprise longuement vocalisée, les intervalles instables (quintes diminuées, quartes augmentées). Mouvement de berceuse et tensions harmoniques ou vocales traduisent fidèlement le cheminement intérieur du musicien entre aspiration au partage des souffrances du Christ et confiance dans Sa parole. 

C’est un récitatif de basse qui succède à cet aria. En voici le texte original et sa traduction :

Mein Jesun ziehe mich, so werd’ ich laufen,
Denn Fleisch und Blut verstehet ganz und gar,
Nebst deiner Jürgen nicht, was das gesagt war.
Es sehnt sich nach der Welt und noch den grössten Haufen ;
Sie wollen beiderseits, wenne du verkläret bist,
Zwar eine feste Burg auf Taborsberge bauen ;
Hingegen Golgotha, so wollen Leiden ist,
In deiner Niedrigkeit mit keinem Augen schauen.
Ach ! Kreuzige bei mir in der verderbten Brust
Zu vörderst diese Welt und die verbotne Lust,
So werd’ich, was du sagst, vollkommen wohl verstehen
Und nach Jerusalem tausend Freude gehen.

Mon Jésus, attire-moi et j’accourrai,
Car la chair et le sang ne comprennent que trop difficilement,
Comme tes disciples, les paroles que tu as prononcées.
Ils sont attirés par le monde et la plus grande multitude.
Ils veulent certes, de part et d’autre, quand tu seras transfiguré,
Elever une citadelle sur le mont Tabor.
Mais ils ne veulent, par contre, jeter aucun regard
Sur Golgotha, rempli de toute la souffrance de ton avilissement.
Ah ! Crucifie en moi, dans mon cœur corrompu,
Tout d’abord le monde et l’envie interdite
Et ainsi, je comprendrai parfaitement tes paroles
Et je me rendrai à Jérusalem animé de mille allégresses.

Il faut suivre ce récitatif où la musique épouse pas à pas le mouvement spirituel du texte entre contemplation, lamentation, demande insistante et confiance. Comme toujours, Bach utilise des procédés musicaux très simples pour que chacun, dans une écoute attentive, puisse les percevoir et ainsi vivre cette prière. Quelques exemples de détails :
la vocalise en triples croches sur laufen accourir ; le silence qui suit gesaget warles paroles que tu as prononcées ; la chute dans le grave sur Niedrigkeit avilissement ; la septième diminuée sur Golgotha ou sur kreuzige crucifie en moi ; la modulation en si bémol majeur qui éclaire les derniers mots de la joie véritablement chrétienne.

L’aria de ténor qui suit nous achemine vers l’expression de la joie. C’est une suite de demandes qui constitue ce texte. Après la contemplation des souffrances annoncées du Seigneur, nourri de Son enseignement, le chrétien lui adresse une litanie de demandes confiantes :

« Mon tout suprême, mon bien éternel,
Rends mon cœur meilleur, anime le courage ;
Abats tout ce qui s’oppose à la renonciation de la chair !
Mais maintenant que je suis mortifié dans mon esprit,
Attire-moi vers toi dans la paix.
»

Ce texte est chanté sur un rythme de passe-pied : il s’agit d’une dans d’origine populaire où l’on progresse lentement en posant régulièrement un pied devant l’autre. Le rythme qui accompagne cette danse est le dactyle, soit une longue suivie de deux brèves. Chez Bach, c’est le rythme de la joie. Nous voici au terme du chemin que propose cette cantate : il ne s’agit pas de gaieté mais de la vraie joie intérieure. Goûtons la longue tenue sur Friede la paix, suive d’un silence avant la reprise qui insiste longuement en vocalises joyeuses sur ewigesbien éternel.

Comme presque toujours, Bach associe l’assemblée au chant en concluant la cantate sur un choral connu de tous. C’est chaque membre présent qui s’approprie ce cheminement spirituel. Le texte passe du « je » au « nous ».

« Mortifie-nous par ta bonté,
Eveille-nous par ta grâce ;
Extirpe en nous le vieil homme
Afin que le nouveau puisse vivre
Bienheureux sur cette terre
Et que nos sens, nos désirs
Et nos pensées soient avec toi.
»  

Ce choral en si bémol majeur est accompagné par un mouvement instrumental qui emporte l’ensemble dans un mouvement irrésistible : des croches continues à la basse et un mouvement ininterrompu de double-croches au-dessus jouées par les violons et hautbois. Nous sommes emportés déjà dans le mouvement éternel des bienheureux.

Emmanuel Bellanger

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