Il est vrai que la peinture a plus de difficultés pour nous donner à vivre quelque chose de cette force mystérieuse que nous appelons l’Esprit-Saint, tel que nous est rapportée sa venue dans la Bible : « Soudain un bruit survint du ciel comme un violent coup de vent : la maison où ils étaient assis en fut remplie tout entière. […] Tous furent remplis de l’Esprit-Saint. » (Actes des Apôtres 2, 2-4)
La venue de l’Esprit sur les Apôtres est décrite en termes de souffle c’est-à-dire de vie. La musique est toute désignée pour donner à éprouver ce mouvement mystérieux. Voici quelques exemples de ce que les musiciens proposent pour ce jour de la Pentecôte.
Tout d’abord l’hymne grégorienne Veni Creator Spiritus que nous devons au moine bénédictin Raban Maur (IXème siècle).
« Viens, Esprit-Saint créateur,
Visite l’âme de tes fidèles,
Remplis des grâces célestes
Les cœurs que tu créas. »
Aux 17ème et 18ème siècles, le chant liturgique se pratiquait selon un déroulement qui pourrait nous surprendre : mais cela nous révèle une réalité que nous avons oubliée. L’orgue n’est pas seulement une machine à produire des notes ou à accompagner mais réellement une personne qui chante, au nom de tous, la partie du chant qui lui revient. Voici comment on chantait l’hymne Veni Creator Spiritus au temps de Louis XIII : l’orgue alterne avec les chantres pour chanter une strophe sur deux. Cette page de Jehan Titelouze (1563-1633) organiste de la cathédrale de Rouen, comporte quatre strophes qui alternent avec celles qui sont chantées depuis le chœur :
– La première strophe, après celle chantée par les chantres, est un plein jeu soutenu par le thème de l’hymne en valeurs longues et régulières à la basse : c’est l’Esprit de Dieu qui est le fondement de toute vie.
– La strophe suivante est construite sur le même procédé, mais cette fois, c’est à la voix supérieure que se trouve le thème de l’hymne, toujours en valeurs longues : comme il est dit au début de la Genèse, l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.
– Dans le verset suivant, le thème est au milieu de la polyphonie, discrètement présent, mais toujours agissant : c’est lui qui soutient les deux autres voix (une au-dessus et l’autre au-dessous) écrites en canon.
– La dernière strophe est toute différente : chacune des quatre phrases de l’hymne est traitée successivement en écriture en imitations, comme le ferait un chœur polyphonique. La musique se laisse mouvoir par l’Esprit, fidèle aux mouvements intérieurs qu’il suggère.
Les chantres nous donnent une restitution du Plain-Chant tel qu’on le chantait à l’époque de Titelouze.
Mais la musique est l’art privilégié qui nous permet d’éprouver physiquement l’action de l’Esprit-Saint comme esprit de vie avec toute la dynamique que cela suggère. Voici comment Jean-Sébastien Bach exprime cette réalité dans une des quatre cantates qu’il a écrites pour la fête de la Pentecôte : la cantate BWV 34 qui daterait de 1734, cantate qu’il a reprise et adaptée d’une cantate nuptiale antérieure.
L’air introductif chante le texte suivant, d’un auteur dont nous ignorons le nom :
O ewiges Feuer, o Ursprung der Liebe,
Entzünde die Herzen und weihe sie ein,
Lass himmlische Flammen durchdringen und wallen,
Wir wünschen, o Höchster, dein Tempel zu sein,
Ach, lass dir die Seelen im Glauben gefallen.
Ô feu éternel, ô origine de l’amour,
Enflamme les cœurs et consacre-les,
Emplis-les des flammes célestes,
Nous souhaitons, ô Très-Haut, être ton temple,
Ah, fais que les âmes te plaisent dans la foi.
C’est par une page brillante pour chœur d’écriture complexe que Bach ouvre sa cantate : l’orchestre est riche de trompettes et de percussion pour donner tout l’éclat de l’Esprit qui illumine cette page. L’Esprit-Saint n’est pas une réalité planante qui nous bercerait dans un bien-être endormant ; c’est une force qui nous entraîne en nous demandant notre adhésion comme Bach nous entraîne dans ce mouvement tel une danse sacrée. Les trompettes et les vocalises traduisent la nature flamboyante de l’Esprit, les longues tenues sur ewiges = éternel nous ouvrent à la contemplation de l’éternité de Dieu.
Emmanuel Bellanger