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La merveille de la musique [3/3]

Nous poursuivons nos promenades au bord de l’eau. Nous avons essayé de percevoir la nature commune de la musique et de l’eau qui s’écoulent et passent l’une comme l’autre. Aujourd’hui les musiciens nous invitent à pénétrer encore plus profondément dans notre expérience de la méditation au bord de fontaines ou rivières.
Publié le 13 août 2018
Écrit par Emmanuel Bellanger

Jean-Honoré Fragonard (1732–1806), les Jardins de la villa d’Este à Tivoli

Le chant que je vous propose est une belle image de la source : il s’agit, en effet, du premier Lied de Franz Schubert (1797-1828).

« Der Jüngling am Bache – Le jeune homme au bord du ruisseau »

Cette page est née le 24 septembre 1812, date inscrite par Schubert lui-même en tête de sa partition manuscrite.

Il est intéressant de remarquer que le jeune compositeur choisit ce poème de Schiller (1759-1805) au moment où il s’interroge sur son avenir alors que le sentiment du temps qui s’enfuit l’habite déjà. La première strophe du poème résume bien le thème général :

An der Quelle sass der Knabe,               Le garçon était assis près de la source,
Blumen wand er sich zum Kranz,           Il se tressa une couronne de fleurs,
und er sah sie, fortgerissen,                  et il la vit, emportée         
treiben in der Wellen Tanz.                   Entraînée par la danse des vagues.
Und so fliehen meine Tage                    Ainsi s’en vont mes jours
wie die Quelle, rast los hin !                  Comme la source, sans retour !
Und so bleichet meine Jugend,               et ainsi passe ma jeunesse,
wie die Kranze schnell verblühn !           Comme les couronnes fanent vite !

L’eau, image de la vie dans sa fragilité. C’est déjà le grand Schubert que l’on peut entendre dans ce premier lied : simplicité, limpidité, transparence. Ecoutez le chant du piano : il ne se contente pas d’accompagner, il fait corps avec le chant dans le déroulement continu de ses croches, interrompues sur « Wellen Tanz » par ce qui évoque un appel de cor. A la fin de chaque strophe, le débit continu du piano s’interrompt et nous plonge dans un sentiment soudain plus dramatique : la musique s’ouvre en un double mouvement chromatique. L’eau toute limpide en est brouillée. La vie n’est pas si simple que cela.

Franz Liszt (1811-1886) nous conduit encore plus loin dans la symbolique de l’eau.

Les Jeux d’eau à la villa d’Este appartiennent au troisième volume des Années de pèlerinage. A Rome depuis 1869, Liszt a pris congé de sa vie mondaine pour se consacrer à rien moins que la restauration de la musique liturgique… Nous sommes en 1877. Les jardins de la villa d’Este qu’il a pu admirer ont été conçus à partir de l’eau sous toutes ses formes : bassins, canaux, fontaines, jets d’eau, cascades qui la font chanter de toutes les manières (murmures, écoulements, ruissellements, égouttements…), de quoi inspirer un musicien ! Mais Liszt nos invite à y voir bien autre chose.

Cette page pour le piano s’ouvre dans une grande virtuosité. Les arpèges parcourent l’ensemble de l’espace sonore en scintillements extraordinaires. Survient un changement de ton – un poco piu moderato – par lequel notre attention est mise en alerte. Sur sa propre partition Liszt a recopié le verset 14 du chapitre 4 de l’évangile de saint Jean : « Celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissante pour la vie éternelle. » Une mélodie passionnée, à la fois cantique et chant romantique, se déroule comme une prière. La pièce est articulée en un dialogue entre la brillance des arpèges et le lyrisme de la prière. L’eau dont il est question n’est plus seulement évoquée en images sonores séduisantes mais devient pour Liszt image d’une autre eau destinée à arroser les jardins que nous sommes nous-mêmes. Le prophète Isaïe (chapitre 55) l’annonçait déjà :

La pluie et la neige qui descendent des cieux
n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre.

 

Emmanuel Bellanger

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