Vous trouverez dans le blog « Ecrits mystiques » en cliquant ici une analyse du texte de Maître Eckhart.
Qu’un compositeur contemporain se sente inspiré par un texte médiéval de cette nature n’a pas de quoi nous étonner. Il vibre naturellement en harmonie avec les aspirations contemporaines à la recherche d’une expérience que l’on nomme spirituelle ou même mystique, mais en dehors de toute religion établie ou de tout dogme défini. Cette expérience passe par la sensibilité et l’émotion plus que par l’analyse ou la raison. C’est exactement la fonction de la musique de Pascal Dusapin : nous plonger dans un univers sonore qui cherche à traduire, par des moyens qui ne sont pas ceux des mots, la nature de ce que le compositeur poursuit dans sa quête.
Le compositeur
Pascal Dusapin, né en 1955, est l’auteur d’une œuvre abondante dans des domaines très variés qui s’apparentent aux formes classiques telles que des quatuors à cordes, des concertos ou même des opéras (Roméo et Juliette en 1985/88 ou Penthésilea en 2015).
Sa musique reflète clairement les tendances de notre temps en matière de composition musicale : fractures de densités dans les timbres, ruptures des continuités mélodiques, variété et oppositions de langages (chromatismes, micro-intervalles…) mais aussi intégration de la consonance, ce qui est le cas de l’œuvre qui nous occupe, la musique est ici plus familière à nos oreilles.
L’œuvre « GRANUM SINAPIS »
Nous écouterons le n° 6 de cette œuvre pour chœur, composée de 1992 à 1997 : ce long temps de maturation montre l’importance que le texte de Maître Eckhart a eue dans la recherche de Dusapin.
Qu’est-ce qui a séduit le compositeur dans ce texte qui cherche à évoquer la recherche du sens de toutes choses qui habite le théologien ? Certainement le jeu des antithèses par lesquelles l’indicible cherche malgré tout à se dire : lumière/ténèbres, début/fin…
Voici le texte du n° 6, en vieil allemand avec sa traduction :
Us licht, us clâr C’est lumière, c’est clarté
Us winster gâr, c’est la ténèbre,
Us unbenant, c’est innommé,
Us unbekant, c’est ignoré,
Beginnes und ouch endes vrî libéré du début ainsi que de la fin,
us stille stât, Cela gît paisiblement,
blôs âne wât. Tout nu, sans vêtement.
Wer weiz sîn hûs ? Qui connaît sa maison ?
Der gê her ûz ah ! Qu’il en sorte !
Und sage uns, welich sîn forme sî. Et nous dise sa forme.
Cette musique est essentiellement faite de recueillement, de lenteur, écrite dans une dynamique (rapports fort/doux) plutôt retenue – les nuances sont dominées par le piano ou le mezzo-forte – une musique presque consonante mais qui procède par glissements d’accords les uns sur les autres, une musique qui n’est pas sans évoquer ici ou là le plain-chant liturgique. Discrètement le compositeur nous alerte par ces simples moyens : attention, cette musique demande une écoute attentive et accueillante pour qu’à son tour elle fasse résonner le texte de Maître Eckhart au cœur de l’auditeur comme elle a résonné dans celui du compositeur.
Emmanuel Bellanger