Ce tableau « Jésus dépouillé de sa tunique » fut peint par le Greco en 1578 pour les chanoines de la cathédrale de Tolède. L’artiste venait de s’y installer venant de sa Crète natale en passant par Rome où il put rencontrer, entre autres, Le Titien.
Contraste impressionnant entre l’éclat du vêtement du Christ et la grisaille qui enveloppe les soldats, entre sa taille qui envahit le tableau et celle des autres personnages. Diagonale descendante partant du haut à gauche en passant par le visage de Jésus jusqu’à la croix en bas à droite que prépare un homme vêtu de jaune : tout cela s’impose au regard.
Mais ce tableau a quelque chose d’étonnant : nous sommes à un moment dramatique de la vie du Seigneur dans les yeux duquel on s’attend à lire angoisse et terreur. Hors ce regard est doux, lumineux (c’est le seul visage du tableau pleinement dans la lumière), impressionnant de paix. Ce regard est le même que celui qui illumine les Saintes Femmes en bas à gauche : nous sommes ainsi invités à percevoir quelque chose du dialogue mystérieux du Christ avec son Père en ce moment central de l’histoire du Salut.
La carrière de Tomas Luis da Victoria (1548-1611) est étonnamment parallèle à celle du Greco : formation à Rome avec Palestrina (1525-1594) puis installation en Espagne en 1587 où il mena une vie discrète à Madrid dans l’état ecclésiastique. Victoria est un des rares compositeurs de toute l’histoire de la musique qui n’a écrit que de la musique religieuse.
Il est possible d’entendre son motet « Animam meam dilectam » en résonance avec le tableau du Greco. Les mots du prophète Jérémie (12, 7-11) sont appliqués au Christ et chantés le Vendredi-Saint.
Animam meam dilectam tradidi in manus iniquorum ; et facta est mihi hereditas mea sicut leo in silva. Dedit contra me voces adversarius dicens : congregamini et properate ad devorandum illum. Posuerunt me in desertum solitudinis, et luxit super me omnis terra, quia non est inventus qui me agnosceret et faceret bene.
[J’ai livré ma vie bien-aimée à la main de ceux qui me voulaient du mal : et mon héritage est devenu pour moi comme un lion dans la forêt. L’adversaire a donné contre moi de la voix en disant : rassemblez-vous et hâtez-vous de le dévorer. Ils m’ont déposé dans un désert de solitude et toute la terre pleure sur moi, car il ne s’est trouvé personne qui me reconnaisse et me fasse du bien.]
La musique illumine ce texte d’une lumière contrastée, sombre pourrait-on dire par moments, dramatique mais parfois rayonnante de douceur : le ton général, le jeu subtil des lignes ascendantes et descendantes, le dialogue entre voix aigües et voix graves. Voici quelques détails pour nous guider dans l’écoute :
la grande vocalise sur « silva » suggère l’errance de qui est perdu au milieu de la forêt, la dynamique violente sur « leo » trahit la peur que cet animal inspire, la diagonale descendante sur « solitudinis » jusqu’au silence ne rappelle-t-elle pas celle du tableau ?
Le chant exprime les articulations du texte par des pauses qui laissent le temps de l’intérioriser, avant « posuerunt » ou après « solitudinis » par exemple. Certains mots se dégagent particulièrement par une polyphonie verticale : tous les chanteurs chantent les mêmes syllabes en même temps sur « congregamini » ou « posuerunt ».
Ne s’agit-il pas dans cet admirable chant d’une profonde méditation bien davantage qu’une dramatisation ?
Cet article de blog fait le pont avec les célébrations du 400e anniversaire de la mort d’El Greco (1614-2014). Au musée National du Prado (Madrid), l’exposition « Le Greco et la peinture moderne » met en lumière l’influence qu’a pu avoir le peintre crétois – représenté par 25 œuvres -, sur les artistes du XIXe et du XXe siècle, de Manet et Cézanne à Picasso, Giacometti et Bacon.
Jusqu’au 5 octobre 2014 : www.museodelprado.es