Avant d’être textes liturgiques, les psaumes sont d’abord des poèmes où s’exprime avec force toute l’expérience humaine. C’est sans doute ce qui a séduit le compositeur agnostique qu’était Albert Roussel. Sans aucun doute, le psaume 80 qu’il a choisi de mettre en musique – dans son opus 37 écrit en 1928 – traduit fidèlement sa vision tragique de la vie : l’épreuve, la révolte, le doute, les questions, les appels inlassablement répétés. Ce psaume exprime le désarroi d’Israël devant ce Dieu qui semble l’abandonner. Voici le texte qu’utilisa Albert Roussel tiré de la version Segond.
Prête l’oreille – prête l’oreille – prête l’oreille : toi qui pais Israël, toi qui conduis Joseph comme un troupeau, toi qui es assis entre les chérubins, parais dans ta splendeur !
Devant Ephraïm et Benjamin et Manasseh, réveille ta puissance et viens à notre secours !
O Dieu, relève-nous et fais briller ta face et nous serons sauvés.
Eternel, Dieu des armées, jusques à quand t’irriteras-tu contre la prière de ton peuple ?
Tu les as nourris d’un pain de larmes, tu les as abreuvés de larmes à pleine mesure.
– Tu fais de nous un objet de discorde et nos ennemis se raillent de nous.
– Dieu des armées relève-nous, et fais briller ta face et nous serons sauvés.
Tu as arraché de l’Egypte une vigne ; tu as chassé des païens et tu l’as plantée – Tu as fait place devant elle ; elle a jeté des racines profondes et rempli la terre.
– Les collines, les montagnes étaient couvertes de son ombre et ses rameaux étaient comme des cèdres de Dieu.
– Elle étendait ses branches jusqu’à la mer, elle envoyait ses rejetons jusqu’au fleuve.
Pourquoi as-tu rompu ses clôtures, en sorte que tous les passants la dépouillent ? Le sanglier de la forêt la ronge et les bêtes sauvages en font leur pâture.
Reviens, nous t’en supplions. Dieu des armées, regarde du haut des cieux et vois ! Considère cette vigne – Et le plant que ta droite a planté et la branche que tu as faite forte pour toi-même. Elle est brûlée par le feu, elle est coupée. Ils périssent devant ta face menaçante.
Que ta main, que ta main soit sur l’homme de ta droite, sur le fils de l’homme que tu as choisi pour toi-même.
Et nous ne nous éloignerons plus de toi. Ranime-nous et nous invoquerons ton nom.
Eternel, Dieu des armées, relève-nous. Fais briller ta face, et nous serons sauvés !
Des interjections violentes ponctuent le texte : on y compte jusqu’à seize impératifs vigoureux. Plus qu’un appel, il s’agit ici d’un véritable cri. Comme le dit le père Didier Rimaud : « Il y a un cri avant l’écrit ». Ce cri d’Israël rejoint celui de Roussel luttant au fil des jours dans les épreuves de la guerre puis de la maladie, butant sur le sens de la vie. Sa musique assène les mots avec toute la vigueur d’un appareil musical impressionnant : un grand chœur, un ténor soliste et un grand orchestre symphonique aux cuivres éclatants (4 trompettes, 3 trombones, 1 tuba) et une percussion parfois agressive.
Ce psaume 80 d’Albert Roussel se présente comme une vaste symphonie-chorale en quatre mouvements. Des appels lancés sur un intervalle de septième ascendant ponctuent l’œuvre dans l’alternance de ses mouvements et de ses interprètes, chœur ou soliste. C’est sans doute ce geste musical, comme un regard désespéré vers le ciel mais pourtant confiant malgré tout en une réponse qui caractérise le psaume 80 : l’œuvre se conclue sur une invocation enfin apaisée chantée sans instruments par le chœur à l’image d’un chant liturgique.
Une œuvre d’art, quand elle touche au plus profond de ce qui habite tout être humain ne nous permet-elle pas de toucher au mystère même de la vie, de toute vie en ce qu’elle contient « d’histoire sacrée » ?
« Derrière le refus, certain, d’une foi reçue durant l’enfance, on devine chez Roussel une autre conviction profonde : celle de la grandeur humaine dans l’épreuve, de la victoire dans l’affrontement du péril. » (Dom Angelico Surchamp)