Le monastère d’Eibingen se trouve sur la rive droite du Rhin, non loin de Bingen à l’ouest de Mayence, là où le Rhin en un coude vigoureux se dirige résolument vers le nord. C’est la deuxième fondation d’Hildegarde, la seule qui existe encore des trois monastères qu’elle a créés.
La vie bénédictine et son chant continuent de résonner aujourd’hui comme hier en ces lieux dans le sillage de la fondatrice. Pour nous permettre de goûter les subtilités musicales des compositions d’Hildegarde, il nous faut nous familiariser, ne serait-ce que modestement, avec une musique dont la grammaire ne nous est plus familière. Je vous propose dans ce premier article quelques clés qui nous aideront, je l’espère, à entrer dans ce monde sonore.
Un chant monastique
Le répertoire appelé « chant grégorien » est inséparablement lié à la liturgie. Ce répertoire se divise en deux grandes formes : la Messe et la liturgie des Heures. La liturgie des Heures ponctue l’ensemble de la journée ; elle se compose essentiellement de psaumes avec leurs antiennes, d’hymnes, de répons. C’est pour cette liturgie qu’Hildegarde a créé sa musique.
Il s’agit donc d’une musique intimement liée à un texte (souvent tiré des Ecritures comme les psaumes), aux heures du jour et de la nuit et aux différents moments de l’année.
Des formes musicales variées
On trouve dans l’œuvre d’Hildegard von Bingen des hymnes, des séquences, des répons et des formes plus libres que l’on pourrait appeler paraliturgiques.
Une hymne est un chant poétique dont la musique respecte le rythme du texte en l’enrichissant des quelques dessins mélodiques (que l’on appelle des mélismes), donnant ainsi à l’ensemble une souplesse qui révèle la nature lyrique de la prière liturgique.
Voici l’hymne pour le temps de Pâques :
Ad regias Agni dapes Au festin royal de l’Agneau
Stolis amicti candidis, vêtus des blancs habits de joie,
post transitum Maris rubri sortis des eaux de la Mer rouge
Christo canamus Principi chantons le Christ ressuscité.
La séquence est le fruit d’une curieuse histoire. Elle a pour origine la faiblesse humaine : certaines musiques sur les alléluias principalement comportaient de longues vocalises difficiles à retenir par cœur. On imagina d’adapter sur chacune des notes des textes pour aider à fixer la mémoire. Au fil du temps ces textes se sont émancipés et ont donné les « séquences ». Depuis le concile des Trente, la liturgie en a retenu cinq. Voici la séquence de la Pentecôte :
Veni sancte spiritus Viens, Esprit-Saint
et emitte caelitus et du ciel envoie-nous
lucis tuae radium. Un rayon de ta clarté.
Le Répons est une composition musicale développée, expressive, qui « répond » à une lecture. Il est généralement réparti entre deux chœurs comme ici dans le répons « o vos omnes » pour le Samedi-Saint.
O vos omnes O vous tous
qui transitis per viam qui passez sur la route
attendite et videte arrêtez-vous et voyez
si est dolor similis sicut dolor meus. S’il est une douleur semblable à la mienne.
Une langue musicale propre.
Nous sommes habitués à un langage musical finalement simple du point de vue du matériau lui-même, ce que nous appelons les échelles : nous connaissons deux modes, le majeur et le mineur. Le répertoire grégorien en connaît beaucoup plus : il se déploie dans une « modalité » très riche puisqu’elle comporte huit modes : dans une conception issue de l’antiquité grecque, Platon en particulier, à chacune de ces échelles sont attachés des caractères particuliers qui traduisent des attitudes de l’âme du chanteur et des auditeurs. A titre d’exemple, voici l’antienne d’Offertoire pour le jour de Pâques écrite dans le troisième mode. Cette échelle est très inhabituelle pour nos oreilles : elle semble ne pas vraiment se poser en finale sur une note stable. On a l’impression d’une musique non achevée, comme interrompue. Ce mode est toujours utilisé en chant grégorien pour exprimer le mystère de Dieu.
Terra tremuit, et quievit, dum resurgeret in judicio Deus, Alléluia.
La terre a peur et se tait quand Dieu se lève pour juger.
C’est dans cet univers sonore qu’Hildegarde von Bingen laisse son âme s’épancher en un chant vraiment personnel et pourtant nourri de cette déjà longue tradition du chant liturgique au 12ème siècle.