Tout a été dit, ou presque, sur Nicolas de Staël : sa naissance à Saint Pétersbourg en 1914 au sein d’une famille de russes blancs, l’exil de sa famille en Pologne en 1919 pour fuir la révolution bolchevique, la perte de ses parents à l’âge de huit ans et l’adoption avec ses deux sœurs par un couple d’origine russe installé à Bruxelles, sa fulgurante carrière de peintre brutalement interrompue par son suicide à Antibes, âgé d’à peine quarante et un ans. Brouillant, par là-même, la lecture d’une production artistique prolifique concentrée sur moins de vingt ans : comment ne pas être tenté de décrypter l’œuvre au prisme de l’histoire tragique de son auteur ? Quelle part revient à celle-ci et aux fantasmes ravivés de « l’artiste maudit » dans la gloire posthume de Nicolas de Staël ?
On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir – Nicolas de Staël.
L’exposition organisée à Aix-en-Provence à l’hôtel de Caumont sous le commissariat conjoint du dernier fils et de la petite-fille de l’artiste se concentre sur les dernières années du peintre, étayant la thèse que vie et œuvre de l’artiste sont inextricablement liés. La période provençale de Nicolas de Staël s’inscrit dans un temps excessivement court, qui va de juillet 1953 à juin 1954, et prend racine entre Lagnes et Ménerbes où il achète un castelet. De ces points d’ancrage, il rayonnera dans toute la Provence et le Sud méditerranéen : Marseille, Nice, Uzès, Grignan, Martigues, Montpellier, sans oublier l’Italie et la Sicile, puis Antibes. A ce moment troublé de son existence marqué par une relation amoureuse passionnée mais impossible et l’expérience de la solitude (séparé de sa femme et de leurs enfants rentrés à Paris), son art paroxystique manifeste une volonté insatiable de dépassement : stridence des couleurs, simplification absolue des formes, économie des moyens, guidé par le souci de « peindre de plus en plus mince » et la recherche d’une synthèse radicale de la lumière et des formes.
Des paysages aux natures mortes en passant par les nus féminins et les croquis au feutre in situ, chaque œuvre témoigne du va-et-vient permanent entre sa vision sur le motif et le travail en atelier : « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir », affirme-t-il, « on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent ». Les couleurs claquent magistralement en aplats monochromes juxtaposés dans les Agrigente de la série sicilienne, les perspectives basculent (La Route d’Uzès, 1954), les formes découpées en « opus tesselatum » portent la mémoire des mosaïques contemplées en Italie, la lumière incandescente s’embrase de couleurs pures (Arbre et maisons, 1953)…
A l’issue de ses expositions de 1954 chez les galeristes Paul Rosenberg à New York et Jacques Dubourg à Paris, l’artiste est épuisé, sous pression et « atrocement seul » lorsqu’il s’installe à Antibes. De cette solitude, l’arbre bleu figé dans le Paysage de Provence de 1953 pourrait avoir été le signe précurseur, à la manière d’un autoportrait. Entre fougue et insatisfaction, il peint à un rythme effréné alors que son activité artistique et sa reconnaissance internationale prennent un essor fulgurant : pas moins de trois expositions sont en préparation en ce début d’année 1955 qui voit son retour à une palette plus sombre, ciels obscurcis et disparition partielle du motif comme englouti dans l’immensité de l’espace, sans issue possible face au vertige du vide.
Les œuvres ultimes de Nicolas de Staël – espaces frontaux et comme maçonnés, horizons compacts et vue obstruée, ou présences fantomatiques engluées dans une matière fluidifiée à l’extrême allant jusqu’à la désincarnation – trahissent, semble-t-il, ce sentiment d’impasse qui avait gagné l’artiste. Sa fin brutale est-elle révélatrice de l’essoufflement causé par un rythme de production intenable ou la solution ultime choisie par un homme à bout ? Le mystère subsiste.
Pourtant, en dépit de la beauté plastique des tableaux, l’exposition peine à convaincre totalement. Irrémédiablement marquée au sceau de la tragédie, l’œuvre de Nicolas de Staël a-t-elle fini par pâtir d’une aura et de reproductions excessives, en émoussant la surprise ? Ou bien le raffinement extrême de l’Hôtel de Caumont, l’épaisseur feutrée de ses moquettes gris perle et la sagesse de l’accrochage anesthésient-ils nos sensations ? Toujours est-il qu’il manque ici ce supplément d’âme pourvoyeur d’émotion, seul apte à vous déplacer et vous transformer…
Odile de Loisy