« Puis tu feras un rideau de pourpre violette, pourpre rouge, cramoisi éclatant et lin retors ; ce sera une œuvre d’artiste : on y brodera des kéroubim. Tu le fixeras à quatre colonnes en acacia et tu les plaqueras d’or, munies de crochets en or et posées sur quatre socles en argent. Tu fixeras le rideau sous les agrafes et là, derrière le rideau, tu introduiras l’arche du Témoignage. Le rideau marquera pour vous la séparation entre le Sanctuaire et le Saint des saints.». (Ex 26, 31-33).
Le voile du Temple, séparant le lieu de la présence divine des fidèles, est aboli symboliquement par le Christ le jour de sa mort : « Mais Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. Et voici que le rideau du Sanctuaire se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas ». (Mt 27, 50-51). L’alliance nouvelle annoncée par les prophètes se réalise : « Frères, c’est avec assurance que nous pouvons entrer dans le véritable sanctuaire grâce au sang de Jésus : nous avons là un chemin nouveau et vivant qu’il a inauguré en franchissant le rideau du Sanctuaire ; or, ce rideau est sa chair. » (He 10, 19-20).
Cette symbolique largement développée dans la lettre aux Hébreux a donné lieu à une tradition artistique et liturgique : le voile de carême, grande toile déployée dans le chœur afin de masquer le sanctuaire au cours de ce temps liturgique. L’usage de décors éphémères dans les cérémonies est attesté dès l’antiquité, et repris par les premiers chrétiens au cours des célébrations. Leur emploi spécifique lors du carême est attesté dès le XIe siècle, mais les pièces les plus anciennes encore conservées remontent seulement à la fin du Moyen Âge.
Les voiles de carême occultaient la vue de l’autel dès le mercredi des cendres jusqu’à la semaine sainte, matérialisant un temps de pénitence visuelle.
Ces voiles prenaient la forme de grandes toiles de lin, peintes, installées dans le chœur afin de cacher la vue de l’autel aux fidèles ; leur usage varie toutefois selon les coutumes diocésaines, pouvant être placés à l’entrée du chœur, devant le jubé ou encore à l’entrée d’une chapelle. Ils occultaient la vue de l’autel dès le mercredi des cendres jusqu’à la semaine sainte, matérialisant un temps de pénitence visuelle. Son installation signalait le début du Carême et transformait pendant 40 jours la physionomie de l’édifice. L’usage du velum quadragesimale se développe en France, en Angleterre, en Italie et plus largement dans l’aire germanophone. Il s’accompagne de divers voiles, de petites dimensions, cachant les croix, les images ou encore l’autel. Le parement de Narbonne, conservé au Louvre, faisait sans doute partie de ces ensembles d’ornements de Carême, décors éphémères s’accordant au temps liturgique.
Suivant la tradition scripturaire, il s’agit de toiles en lin, peintes et non tissées ; d’une réalisation plus économique, elles sont également plus sobres et correspondaient au temps de pénitence imposé par le Carême. L’absence de couleurs est d’usage dans certaines régions, comme en témoignent plusieurs pièces encore conservées actuellement à Reims et à Gênes. Leur iconographie est réservée aux épisodes de la Passion et parfois, pour les plus développées, à l’histoire du salut.
On recense plusieurs typologies : monumentale, avec l’emploi d’une seule tenture comme celle de la cathédrale de Gurk (1458), où les 99 scènes cachent le maître autel, soit déployée en plusieurs pièces comportant chacune un ou deux épisodes de la Passion. C’est le cas du cycle des 9 toiles du Musée des Beaux-Arts de Reims, réalisé entre 1470 et 1480 pour l’Hôtel-Dieu de la basilique Saint-Remi. Les scènes, peintes à l’aide d’une palette limitée aux couleurs sourdes avec des rehauts de blanc et gris, trahissent une facture rapide destinée à un décor éphémère.
Sur le même principe, les toiles de l’abbaye San Nicolo del Boschetto (1538) aujourd’hui conservées au musée diocésain de Gênes représentent la Passion du Christ sur des pièces de lin teintées par des bains d’indigo.
Lors de la semaine sainte, ces toiles étaient ouvertes lors de la lecture de l’évangile de la mort du Christ ; aux mots de saint Luc « velum templi scissum est medium », une pause était marquée pendant laquelle on découvrait le sanctuaire, laissant apparaître l’autel. Cette tradition, intégrée aux rituels, a perduré jusqu’à l’époque moderne comme en témoignent le voile de la cathédrale de Fribourg (1612) et le remarquable ensemble de l’abbaye de Garsten (1777), toutefois son usage s’est perdu dans de nombreuses régions. Aujourd’hui, la cathédrale de Vienne renouvelle chaque année le sien en s’adressant à des artistes contemporains. Ces fastentuch du XXIe siècle s’approprient la notion d’abstinence visuelle, sans négation de couleur mais en limitant la figuration à quelques formes. Ils perpétuent encore, en Autriche, une tradition longue d’une dizaine de siècles.
Caroline Blondeau-Morizot