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Rencontre avec Rudy Ricciotti, architecte et homme de combats

Il vit dans la baie de Cassis face aux falaises du Cap Canaille, pleine vue sur la Méditerranée. Il est l’architecte du MuCEM à Marseille, du Mémorial du camp de Rivesaltes, du Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre ou encore du stade Jean-Bouin à Paris. Tout récemment, il vient d’être retenu pour le projet du Musée du Grand Siècle, installé dans l’ancienne caserne Sully à Saint-Cloud, annoncé pour 2026. Il a le verbe haut des Méridionaux, mais ce serait le caricaturer que de le réduire à ses outrances. Rencontre avec Rudy Ricciotti, chez lui.
Publié le 16 juin 2022

Portrait de Rudy Ricciotti © Mario Sinistaj

Le mois de mai est déjà chaud, en dépit de l’air marin. Effluves salines, senteurs de pins et de garrigue parcourent la baie et balaient sa terrasse. Une lumière crue cisaille la vue. Il vous reçoit dans la blancheur d’une tenue d’apiculteur : un essaim d’abeilles têtues refuse de réintégrer sa ruche puis finit par se disperser. C’est que la nature, tout comme l’architecture, est pour Rudy Ricciotti une lutte à mener chaque jour depuis son territoire sis entre la presqu’île de Cassis où il vit, et Bandol où il dirige son agence d’architecture aujourd’hui célèbre dans le monde entier. « Je n’ai pourtant aucune ambition internationale », déclare-il un brin provocant, « je suis un architecte provençal, provincial, petit-bourgeois, maniériste et méditerranéen ». Parlons-en, de cette Méditerranée qui le vit naître à Alger en 1952 puis grandir à Port-Saint-Louis-du-Rhône : mer capricieuse, mistral violent, soleil brûlant et sols arides incarnent ce paysage qu’il qualifie de « métaphysique » et qui forge le caractère de ceux qui en sont issus, loin de l’image idyllique et trompeuse des cartes postales.

Aussi Rudy Ricciotti est-il homme de combats. Déployer l’énergie nécessaire pour ériger des bâtiments grâce au travail collectif des corps de métiers mis au service de la res publica (la chose publique) du chantier est bien la tâche initiale que s’est donné ce fervent défenseur des valeurs républicaines. Construire pour maîtriser le chaos et participer à l’ordonnancement du monde (cosmos) serait dès lors le premier combat de l’architecte , lequel se réclame d’ailleurs de sa culture gréco-latine et d’une certaine ‘romanité’. Est-ce pour cette raison que ses édifices s’entourent fréquemment de forêts de colonnes, de dentelles de béton ou de portiques – lointaines réminiscences du péristyle des temples grecs – ou encore s’enveloppent de ‘peaux’ ondulantes traçant ces espaces intermédiaires réactualisant à leur façon la chora qui ceignait les cités hellénistiques ? Parfois, le centre évidé ou l’enfouissement de ses bâtiments creusent en leur cœur l’espace le plus ‘sacré’, ainsi mis à distance du ‘profane’ : la mémoire (Mémorial du camp de Rivesaltes, 2014), la culture – non pas celle, contemporaine, aseptisée et conceptuelle qu’il fustige, mais celle entendue dans son lien étymologique à l’action de cultiver et au culte, ferments de toute société, ou encore considérée dans son efficacité sociale et politique. Ne tourne-t-on pas ainsi autour du MuCEM en une sorte de ‘procession’ déroulée entre le dehors et le dedans, le long de coursives étagées entre parois de verre et entrelacs de béton ?

De h. en bas, deux vues du MuCEM – Musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée, Marseille (2002-2013) Crédits Rudy Ricciotti Architecte avec Carta Associés ©Photo Lisa Ricciotti

Combat démiurgique, donc, pour vaincre par la forme érigée contre le néant cette ‘angoisse existentielle’ qu’il évoque à l’origine de son désir de bâtir : « Architecte, c’était pour l’étudiant que je fus la perspective d’un destin flamboyant, un souffle guerrier capable de chahuter la médiocrité » . De ce corps-à-corps avec l’espace surgit l’architecture ricciottienne en laquelle prévaut le récit constructif, insiste-t-il encore. Non sans écho avec la pensée de Paul Ricœur méditant en son temps le rapport entre architecture et récit . « L’espace construit est du temps condensé », écrit alors le philosophe, l’architecture étant à l’espace ce que la narration serait au temps : une « opération configurante ». Bâtir dans l’espace ou mettre en intrigue par le récit dans le temps, un combat analogue ?

MuCEM – Musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée, Marseille (2002-2013)
Crédits Rudy Ricciotti Architecte avec Carta Associés © Photo Lisa Ricciotti

De fait, le langage est pour Rudy Ricciotti un outil de résistance : homme du verbe, il goûte les écrivains du XIXe siècle (Barbey d’Aurevilly, Bloy, Huysmans…), publie essais et pamphlets, et porte une parole forte, dérangeante pour certains. C’est qu’il ne mâche pas ses mots, ce chantre de la lutte qui prône l’architecture comme éthique (ethos : ‘manière d’être’ et ‘séjour’ en grec) ainsi que le courage comme « manière de rester vivant et debout » sans se satisfaire du désenchantement ambiant. Car il y a urgence à raviver le sens et la beauté, estime-t-il, dans une société en deuil de ses propres croyances qui appréhende le monde sur un mode binaire et consumériste. Un combat non dénué de périls « parce que ce n’est pas du tout à l’ordre du jour de parler de beauté. L’époque est plutôt aux ordres de la terreur et de ses promesses. […] Il faut dire que le discours de la modernité sur les avant-gardes a mystifié pas mal de monde avec ses promesses de rupture et de lendemain affranchi de l’histoire. » 

Le19M, Manufacture de la mode Chanel, Paris-Aubervilliers (2016-2021) Crédits : Rudy Ricciotti Architecte. © Photo Olivier Amsellem

Cela ne va pas non plus sans efforts : de même que « la démocratie est un projet qui se cultive, comme les tomates du jardin, faute de quoi, faute de soins, point de fruit ni de démocratie », « la beauté se cultive ou n’existe pas. […] La quête de la beauté ne délivre pas un certificat d’impunité. Il y a des coups à prendre ». Aussi renvoie-t-il l’homme d’aujourd’hui à ses responsabilités individuelles, l’invitant à se mobiliser contre l’uniformisation du langage et l’appauvrissement des représentations, mais aussi à exercer sa pensée et à s’engager dans l’action. Une exigence politique pouvant mener jusqu’au don de soi, comme c’est le cas pour ces soldats de la Légion Étrangère au sein de laquelle il s’est engagé comme réserviste.

SMAC – Salle des Musiques Actuelles du pays d’Aix, Aix-en-Provence (2015-2019)
Crédits : Rudy Ricciotti Architecte, avec Jean-Michel Battesti © Photo Lisa Ricciotti

Réveiller la curiosité et le désir grâce aux beautés sensibles, faire face au réel en goûtant son imprévisibilité foncière, serait-ce une mise en demeure d’exister que nous adresse Rudy Ricciotti ? Dans ce rapport noué entre manière incarnée d’éprouver sensiblement et sensuellement le monde, manière d’envisager l’espace pour y construire et dimension éthique de l’habiter, se lit la mission qu’il s’est fixée. Et si toute expérience se dit sur le mode de l’attestation, il faut prêter attention aux termes employés par celui qui se dit « agnostique chrétien, mais très chrétien » et rêve de bâtir une église : sa foi dans la matière, dans les vertus du travail et l’efficacité de la parole, la ‘tendresse’ voulue de son architecture, l’altérité et le mystère de toute rencontre, la souffrance aussi puisque « se sentir vivre a un prix » … Rudy Ricciotti, un ‘architecte-prophète’ pour aujourd’hui ?

Odile de Loisy

Repères : Rudy Ricciotti a obtenu le Grand Prix national d’architecture en 2006 et le grand prix spécial du jury de l’Équerre en 2016. Architecte et ingénieur, il est également médaillé d’or de l’Académie d’Architecture et a été sélectionné pour le futur Musée du Grand Siècle, prévu pour 2026, réhabilitation de l’ancienne caserne Sully à Saint-Cloud. Le béton  est son matériau de prédilection.

Notes :

1- Rudy Ricciotti, L’architecture est un sport de combat, Paris, Textuel, 2013.
2- Rudy Ricciotti, Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie, Paris, NBE Editions, 2021, p.18.
3- Paul Ricœur, ‘Architecture et narrativité‘, revue Urbanisme n°303, Paris, nov.-déc. 1998, pp.44-51.
4- Rudy Ricciotti, L’exil de la beauté, Paris, Textuel, 2019, p.10 et p.14.
5- Rudy Ricciotti, Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie, Paris, NBE Editions, 2021, p.70.
6- Rudy Ricciotti, L’exil de la beauté, Paris, Textuel, 2019, p.20 et p.23.
7- Rudy Ricciotti, Manifeste légionnaire. 88 pas-minute au service de la démocratie, Paris, NBE Editions, 2021, p.59.
8- Rudy Ricciotti, Le béton en garde à vue, Paris, Textuel, 2020 pour la dernière édition.

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