Au commencement était le jeu
Dans cette recherche d’identité, ils sont portés par la reconnaissance de leur bande qui leur tient lieu de famille.
Le tag, signature rapide pour témoigner de l’existence de jeunes désoeuvrés dans une ville en crise, devient le jeu le plus immédiat, une manière d’exister, de s’approprier un lieu, un espace puis de se créer un personnage, une identité. On rêve du futur (Futura 2000), d’être vu (Seen), rapide (Quik)… La compétition s’installe sur le nombre des signatures mais aussi des dangers encourus, obligeant ces jeunes, 15 ans en moyenne, à s’entr’aider pour fuir la police. Des équipes (crews) se forment et les duels deviennent en quelque sorte des joutes esthétiques.
On y reconnaît ses maîtres dans des règles qui évoquent parfois une nouvelle chevalerie. On y acquiert la reconnaissance, l’estime ou l’admiration, unis par les rivalités, et le danger.
Tous ces jeunes jouent, dans la surenchère pour épater les copains ou copines. Ils jouent avec la police, avec la loi, avec leurs vies.
Dans cette recherche d’identité, ils sont portés par la reconnaissance de leur bande qui leur tient lieu de famille.
Un nouvel outil, la bombe
Très tôt, ce mouvement bénéficie de l’arrivée d’un nouveau médium, la bombe (spraycan), qui leur donne la possibilité de couvrir rapidement de grandes surfaces. La bombe est au street art ce que fut la peinture en tube au 19ème qui permit de quitter l’atelier pour aller peindre librement sur le motif. Et bientôt, de s’introduire dans les galeries en transportant sur la toile les codes de l’art de la rue….
Transformant le trait formant la lettre (tag) en surface colorée dont le trait entoure la lettre (graffiti), les jeunes explorent le champ des possibilités que leur ouvre ce nouvel outil.
Ils recherchent, parfois en commun, de nouveaux enchainements en glissant les lettres les unes dans les autres. Ils se créent de nouvelles règles de calligraphie. Le but n’est plus seulement d’inscrire son nom dans le paysage urbain, mais aussi d’ y apporter de la couleur et du dynamisme. La décoration des rames de train, grandes surfaces visibles du plus grand nombre, apparaît comme le sommet de ce jeu. Les équipes s’envoient les trains décorés d’un dépôt à l’autre sous le nez de la police locale.
Enfin, être vu et être reconnu en imposant le nom choisi, passer du tag-vandale à la décoration, tout aussi vandale, mais qui amène dans la ville la couleur et le mouvement, donne à ces jeunes marginaux une raison d’être qui les amène à rapprocher leur jeu de l’activité artistique. La spontanéité du graff déposé furtivement s’enrichit d’une réflexion, avec carnets et maquettes préalables. Futura conserve le souvenir de ces années d’intense créativité “c’était dingue, c’était génial. Cela n’a pas duré très longtemps. De 1981 à 85-86“. Le jeu est si fort que quelques uns auront de graves accidents, l’un d’entre eux y laissera sa vie, laissant la communauté désemparée.
De fait, le “pressionnisme” est né, comme A-D. Gallizia baptisera ce mouvement avec humour. Quittant l’adrénaline de la rue, un certain nombre d’entre eux vont s’introduire dans le monde de l’art ou du graphisme. (Exposition “Le Pressionisme” à la Pinacothèque – Commissaire : A. D. Gallizia).
D’un choix de couleurs très limité, ce qui explique les couleurs violentes (flashy) des premières années du street art, la palette va se multiplier et offrir toutes les nuances.
La bombe est un instrument extrêmement difficile à maîtriser. C’est la distance, la vitesse, l’inclinaison de la bombe et la pression sur la capsule qui déterminent la largeur et la densité du trait. A.D. Gallizia compare le graffiti à la calligraphie ou à l’enluminure. Les premiers artistes se surnommaient d’ailleurs les « writers », les écrivains. Certains se comparaient même aux moines copistes du Moyen-Âge.
Le mouvement de street art à New-York s’essouffle dès les années 90, mais il va essaimer de manière durable sous diverses formes. La bombe va permettre aux plus habiles de travailler sur de grands formats et intéresser le marché de l’art, d’abord réticent puis entrainé par la demande grandissante d’un public plus jeune et sensible à cet art émergeant.
Et le jeu s’exporte
Cette demande de reconnaissance passée par la visibilité de la rue a canalisé les contestations et le mal-être dans de nombreux pays. On se souvient des Graffiti sur le mur de Berlin. D’autres murs de la honte ont servi de support à des actions artistiques de revendication liées à la solidarité entre les peuples. Toutes ces actions ont apporté une légitimité à ce mouvement issu de la rue, cependant que l’idée de Dubuffet : “l’art ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui” élargissait les conceptions de l’histoire de l’art.
Si le street art a essaimé en s’intégrant aux circuits de visibilité de notre époque, il est resté assez fidèle au message de base de liberté, de fraternité, et de la conscience d’un monde à améliorer, ce que l’on pourrait appeler “l’esprit du Street art”.
Peu à peu, certains street artistes ont intégré des galeries ou jouent avec le marché de l’art. Plusieurs grandes expositions à Paris ces dernières années témoignent de l’intérêt que l’on peut porter à ce mouvement, reconnu comme premier mouvement mondial. La Fondation Cartier, le Musée de la poste, le Musée en Herbe, l’Espace EDF et, en ce moment, la Pinacothèque, ont, chacun, organisé la présentation de ce mouvement.
L’artiste JR, après son travail sur les ponts de Paris, a été invité à décorer le Panthéon, intérieur et extérieur, de sa foule d’inconnus.
Space Invader nous accompagne à la découverte de ses mosaÏques-pixels dans les rues de Paris et d’ailleurs : on peut suivre sur Internet ses invasions, sur terre et dans l’espace.
Jonone, fidèle aux sources du Street art, continue à inscrire son nom comme une litanie où la calligraphie constitue l’architecture de la toile. Il vient de recevoir la consécration d’une commande pour l’Assemblée nationale.
D’autres événements témoignent de la reconnaissance grandissante de ce mouvement et de son adaptation à notre époque.
Etrange galeriste que ce Mehdi Ben Chek, qui travaille en bonne intelligence avec la Mairie du 13ème à Paris, ce qui a permis d’inviter des street artists à intervenir légalement sur tout le site d’une tour promise à la démolition, intérieur/extérieur. Le Web garde le témoignage de toutes ces actions.
Un jeu planétaire
Certains Street artists ont su adapter à leur art la fonction entrepreneur qui qualifie les grands du Marché. JR travaille en équipe à une échelle internationale comme Damien Hirst, ou Jeff Koons.
Pour Futura, grâce au street art, la planète devient une toile géante. Le graff est partout sur la planète, du Brésil à la Russie en passant par l’Afrique. Un vrai mouvement artistique, avec ses écoles, ses techniques et ses propres tendances.
“Le mouvement a changé, il est devenu commercial. Les marques ont compris qu’elles pouvaient monétiser cet art, et certains artistes ont collaboré avec des marques. L’argent n’est jamais la motivation première, seulement “le résultat positif des choses”.
Si le street art a essaimé en s’intégrant aux circuits de visibilité de notre époque, il est resté assez fidèle au message de base de liberté, de fraternité, et de la conscience d’un monde à améliorer, ce que l’on pourrait appeler “l’esprit du Street art”.
Les jeunes nés dans les années 90 vivent avec naturel cette culture urbaine. Partout autour d’eux, dans les médias, c’est immédiat pour eux. On peut prendre des photos, les diffuser sur Internet et les commenter. On peut partager. Et ça va très vite !
Fidèle à l’esprit des débuts, mais adapté aux impératifs de notre époque, Mehdi Ben Cheik, fondateur de la galerie Itinerrance, couve des projets qui allient le réalisme de la galerie et l’ambition de changer le monde, comme lors de sa dernière intervention dans le petit village de Djerba en Tunisie. Il sait utiliser les street artists comme un ferment que beaucoup d’entre eux n’ont pas cesssé d’être, même si les carrières se sont diversifiées selon les tendances de chacun. Il élabore avec eux des projets ambitieux et respectueux de l’ADN du mouvement, la solidarité.
Toutes les expositions, les livres et films parus ces dernières années, la presse qui suit avec intérêt ce mouvement, nous permettent de penser que nous ne sommes pas seulement face à une phénomène de mode mais face à un raz-de-marée : l’art urbain, dans toutes ses nouvelles tendances liées aux développements techniques et sociétaux de notre époque, apparaît bien comme le grand mouvement artistique du début de ce 21ème siècle.
Ainsi, ce mouvement, parti du désir de laisser une trace de son passage dans la rue, puis l’ambition de laisser une trace dans la vie et dans l’histoire de l’art, de participer à son époque en signant et en se signalant, ce mouvement est en train de muter, de relier les gens entre eux aux 4 coins de la planète.
Ce jeu n’est-il pas le désir vital « d’être plus » ? Fidèle aux refrains de Hip Hop qui réunit tous les Frères au-delà des races et des castes, de passer outre à tout ce qui sépare, fondé sur les 2 exigences souvent contradictoires qui mènent l’homme, la liberté et la solidarité, l’esprit de ce jeu n’est il pas en train de tisser la noosphère dont parlait Pierre Teilhard de Chardin ?
« Je ferai toutes choses nouvelles ».
Ce jeu est à prendre au sérieux. …
A ce grand jeu, chacun est convié.
Ouvrons tout grand nos yeux et observons : nous sommes en marche…
Evelyne LEROUGE, Présidente de l’Association Art Présent et membre du Comité artistique de Narthex