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Jerôme Bosch, de l’Ombre à la Lumière

Feux, éclairs et mille douceurs inquiétantes, l’œuvre de Jérôme Bosch s’impose au regard comme une fresque aux nuances de passions contradictoires, violentes et tourmentées invitant dans une danse tourbillonnante et cyclique, la lumière à embrasser l’ombre.
Publié le 02 décembre 2018

Jérôme Bosch, Les tentations de Saint Antoine (1502), détail © musée national de l’Art Ancien, Lisbonne

Calme apparent

Commandé par les donateurs Peeter Scheyve et Agnès de Gramme vers 1496, le triptyque de l’Epiphanie, révèle les premières obstinations de l’artiste sur le cycle de la lumière.

Sous le calme apparent, le drame s’annonce et le décor craque. Une partie du toit fléchi, un arbre se courbe, des visages curieux apparaissent dans les cavités, l’âne aux yeux pers n’a plus son bœuf et la grange est occupée par des êtres étranges aux visages simiesques. Un homme tend la cuisse et s’impose comme le maître de la maison, préfigurant sa venue en AnteChrist. Jérôme Bosch, avec cette commande importante, signe le ton original de son œuvre à venir et la succession de la ronde des joies et des tourments en précisant subtilement par le jeu de l’intitulé de son tableau que Epiphanie signifie en grec « se manifester, apparaître, être évident ».

Jérôme Bosch, Epiphanie (1496-97), détail © musée national du Prado, Madrid

En homme érudit et lettré, Jérôme Bosch bouscule la sémantique en réinventant avec l’image une nouvelle façon de lire l’Evangile et d’approcher l’évidence. Ainsi, Melchior, vêtu du manteau rouge des saints ermites, s’incline mais n’observe pas la Vierge ignorant le danger imminent qui plane sur l’ensemble de la demeure. Gaspar, pensif, cherche le spectateur et le témoin. Balthazar l’homme noir vêtu de blanc s’impose hiératique face à la Vierge annonçant le drame par l’offrande de la Myrrhe, le parfum de l’embaumement. Les deux piliers principaux, Vierge et Balthazar portent le tableau avec distinction et s’affrontent du regard sous couvert d’un silence qui précède la lutte. À l’arrière-plan, le chaos commence : une femme tente d’échapper à un loup et un homme se fait dévorer…

Jérôme Bosch, Les tentations de Saint Antoine (1502) © musée national de l’Art Ancien, Lisbonne

Par tous les feux

L’artiste, né à Bois-le-Duc vers 1450 – à l’aube de toutes les Renaissances en Europe – connaitra l’incendie ravageur de la ville d’Aken qui marque son œuvre par la représentation des feux. En 1486, il confirme sa piété en rejoignant la précieuse Confrérie de Notre-Dame consacrée au culte de la Vierge. Premier paradoxe, il peindra davantage les saints ermites que la Vierge, figures plus expressives de l’homme en proie à toutes les tentations.

Autour de la personne de Saint Antoine, perdue dans un désert particulièrement peuplé, se déchainent les passions et les démons. L’œuvre s’anime et s’articule comme une narration bruyante où les êtres hybrides – « Drôleries » issues de l’enluminure médiévale – s’échappent du cadre traditionnel de la représentation, envahissent l’œuvre et s’invitent, à la fois ombres et protagonistes immanquables du désordre, dans l’histoire des hommes après la Chute.

Après un voyage possible à Venise réalisé entre 1499 et 1502, on observe dans l’œuvre de l’artiste une relation plus subtile avec les jeux de lumière, usant comme les maîtres Vénitiens de son temps – Giorgione probablement – des procédés lumineux comme prétextes au message chrétien. Dans Les Tentations de Saint Antoine, on y voit des cavités, des grottes, de l’eau stagnante et des oiseaux nocturnes – tous symboles féminins – qui confirment le danger imminent, mais aussi des feux s’allumant depuis un ailleurs improbable, des échelles portées par des êtres du ciel, des lueurs surgissant miraculeusement des bosquets, perçant d’un seul trait vif et lumineux les parois rondes des murs et des tours – constructions mentales et enfermement – pour ouvrir un chemin étroit vers la libération et le Salut.

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices (1503), l’Humanité avant le Déluge, détail © musée National du Prado, Madrid

Eternel retour

Jérôme Bosch usera avec finesse de toutes les astuces stylistiques, sémantiques et iconographiques pour illustrer la venue incessante de l’ombre dans le cycle de la lumière, soulignant la fragilité de cette lumière mais aussi son éternel retour.

Jardin des Délices qui présage à toutes les tentations et œuvre magistrale qui confirme l’artiste en porteur de message, le triptyque se ferme sur la sphère de la Création et s’ouvre sur les panneaux du Paradis et de l’Enfer qui encadrent au centre une Humanité joyeuse et innocente avant le Déluge. Jérôme Bosch consacré en maître d’une œuvre codée et mystérieuse, nous invite à plonger dans son Jardin des délices comme on ouvrirait une boite à secrets, poussés à suivre une procession étrange d’animaux, à jouer avec les oiseaux, à cueillir tous les fruits sans percevoir avec acuité les pièges des rinceaux qui nous enlacent comme des serpents et les grappes des premières vignes qui enivrent. Au loin pourtant, à peine perceptibles, se déroulent des scènes de batailles entre les Justes et les Damnés, entre figures de toutes les ombres et de toutes les lumières ; des feux surgissent d’édifices semblables à des volcans et des lueurs franchissent les portes et les fenêtres pour accueillir les âmes égarées.

Jérôme Bosch, Le Paradis et l’Enfer (1505-15), détail © musée de l’Accademia, Venise

Dans l’une des dernières œuvres de Jérôme Bosch, Le Paradis et L’Enfer (1505-15), l’artiste chasse peu à peu les abondantes créatures hybrides et revient à la couleur pour donner du sens à la narration. En maintenant la confrontation violente entre les espaces de quiétude et les espaces du désordre, il joue avec les coloris pour souligner les caractéristiques du divin et du chaos.

Quatre panneaux, appartenant à un ensemble plus important à l’origine, présentent les scènes du Paradis et de l’Enfer en deux épisodes chacun – le Paradis, l’Ascension des Elus et La chute des Damnés avec Les Enfers. Vision graduelle de la chute et de l’Ascension, Jérôme Bosch use des couleurs sourdes et lumineuses pour marquer le territoire infernal et céleste : les bleus et les gris pour la fontaine de Jouvence et les anges qui se fondent en nuées de ciel, les verts et le rouge pour la terre fertile du Paradis. Dans la chute – la lumière devenant rare – les êtres infernaux qui poussent les hommes sont à peine visibles et se confondent en nuées rougeoyantes, précipitant les âmes dans les limbes, dans cette grotte souterraine et cavité sans issue traversée par le fleuve des Enfers.

Histoire des hommes dans laquelle toutes les lumières cohabitent en chaos impossible, les âmes selon Bosch semblent chercher un chemin, côtoient le mal et glissent parmi les ombres en quête d’une blancheur originelle libérée du conflit intérieur. Depuis le point sombre qui surgit en anecdote dans un passage peint de l’Evangile, Jérôme Bosch libère fièvre et passion, audaces de toutes les mises en scène pour une vision de sa lumière idéale, ce point vierge et blanc de l’infini – un cercle peut-être – qui annonce le cycle, le retour et le nouveau départ.

 

Valérie Arconati, historienne de l’art

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