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La Passion du Christ vue par Jean-Georges Cornélius

L’œuvre largement méconnue de Jean-Georges Cornélius (1880-1963) qui se laisse redécouvrir au musée du Hiéron de Paray-le-Monial mais aussi au Musée d’Art sacré de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, étonne par un itinéraire spirituel en totale symbiose avec son art, comme on le voit à la lecture de son impressionnant Chemin de Croix, initialement créé pour la chapelle de Villard-de-Lans.
Publié le 18 avril 2019

 

Le parcours de Jean-Georges Cornélius

L’œuvre largement méconnue de Jean-Georges Cornélius, qui se laisse redécouvrir au musée du Hiéron de Paray-le-Monial grâce à la généreuse donation de la fille du peintre en 2007, mais aussi au Musée d’Art sacré de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard, étonne par un itinéraire spirituel en totale symbiose avec son art. Dans sa correspondance échangée avec une carmélite, il se définit lui-même comme un artiste chrétien qui « doit, non pas épater les critiques d’art mais toucher le passant selon la bonne formule du Moyen-âge » (1).

Il faudrait que l’Art soit une sorte de transfusion d’âme

Né à Strasbourg en 1880, au sein d’une famille luthérienne, Jean-Georges Cornélius se convertit au catholicisme en 1931 à l’abbaye bénédictine belge de Maredsous. George Desvallières, dont Cornélius fréquenta l’atelier dès 1920 et auquel le lia toute sa vie une fidèle amitié, le considérait comme l’artiste « tourmenté du Christ ». Une tourmente passionnée qui le mène à délaisser petit à petit les grandes toiles colorées pour la « peinture dessinée », miroir d’une réalité crue. Car le converti des années 30 est également l’engagé volontaire de 1914 et le blessé de la Grande Guerre. L’orientation de sa peinture vers un mysticisme expressionniste s’origine assurément dans cette expérience marquante.

Depuis sa conversion, la Passion du Christ a accompagné presque quotidiennement le peintre, au plus profond de son corps (souffrant) et de son âme (tourmentée). Dans une des lettres écrite à une carmélite, il précise : « La seule chose qui compte, c’est d’arriver à force d’amour et de pitié à entendre tous les râles de la Sainte Agonie, et puis d’aller attendre que la formidable clarté de la Résurrection se glisse entre les pierres du tombeau. Cela, j’y suis arrivé et j’essaye furieusement de la faire comprendre aux autres par l’image. Il faudrait que l’Art soit une sorte de transfusion d’âme ». Là réside sans doute le secret de Jean-Georges Cornélius : transmettre tout à la fois son tourment et sa joie, sa quête et sa découverte.

un homme qui va d’emblée plus loin que le pittoresque de la vie, qui y entre à fond, qui en a pénétré le sens tragique

Pour cela, Jean-Georges Cornélius va à l’essentiel. Il impose son style avec rigueur et simplicité. Sa peinture assure la projection de la lumière, mobilise un art de la limite du décentré. Les personnages sont toujours cadrés. Dans le Chemin qu’il a conçu et qui est ici présenté, la Croix, par exemple, support du supplice, demeure à vue, les indices de sa présence étant livrés par morceaux. Le défaut délibéré de perspective – aucune vue d’ensemble du Golgotha ou de Jérusalem – laisse toute la place aux personnages. Et surtout, l’attention est accordée aux visages, à leur expressivité, aux corps, aux membres. En 1930, Georges Bernanos écrivait de son ami Jean-Georges Cornélius qu’il était « un homme qui va d’emblée plus loin que le pittoresque de la vie, qui y entre à fond, qui en a pénétré le sens tragique ».

Le peintre reste cependant inclassable. On pourrait insister sur son souci de renouveler une imagerie sacrée, certes ; on a, à bon droit, souligné la dure quête spirituelle dont son œuvre s’est voulue le témoin. On n’a sans doute pas « suffisamment insisté sur l’artiste, le peintre, le dessinateur, l’illustrateur, le pastelliste », imprégné des drames de la Première Guerre mondiale, comme le fait remarquer l’académicien Pierre Rosenberg (2). Quand celle-ci éclate, Jean-Georges Cornélius a trente-quatre ans et il a quitté Strasbourg à l’âge de quinze ans. Engagé volontaire, il est blessé et perd un œil. De cette « Der des Ders », il ramène un ensemble d’œuvres qui, bien plus que des témoignages, combinent violence et inutilité, anonymat et dévouement, sacrifice et souffrance. La liste est courte des artistes qui surent décrire l’horreur avec autant d’efficacité et d’émotion.

 

Les Brancardiers (Champagne, 1917), huile sur carton, 73 x 100 cm, Musée départemental de l’Oise, Beauvais
Percutants (Champagne, 1917), huile sur carton, 45,5 x 76 cm, Historial de Péronne.

C’est dans ce contexte qu’il élabore les stations du Chemin de Croix destinées à la chapelle du home d’enfants qu’ouvre Geneviève Auffray (1902-1976) à Villard-de-Lans (38), en 1934.

Le Chemin de Croix de Villard-de-Lans

(aujourd’hui exposé au musée d’Art sacré du Gard à Pont-Saint-Esprit)

C’est au cours du second semestre de 1934 que Cornélius réalise cette commande qui est installée au début de l’année 1935 dans la chapelle du home d’enfants de Villard-de-Lans, peu de temps après les vitraux créés par Marguerite Huré. Le Chemin de Croix est peint à l’huile avec des rehauts de crayons gras, sur des cartons blancs de 60 x 70 cm qui seront ultérieurement encadrés de fines baguettes. Les stations sont accrochées de part et d’autre de la nef, dans une chapelle dont les dimensions sont relativement restreintes (10 m de large sur 18 m de long).

Une nouvelle fois, le travail de Cornélius ne laisse pas indifférent, ne serait-ce qu’en raison du nombre inhabituel de stations : là où traditionnellement on en compte quatorze, Cornélius en ajoute une quinzième. C’est pour lui l’occasion de dépasser ce qu’il considère comme une contemplation morbide de la Passion du Christ, puisque cette station supplémentaire représente la Résurrection. Ce procédé, assez rare avant la Seconde Guerre mondiale, a depuis fait beaucoup d’émules.

De gauche à droite et de bas en haut

Jean-Georges Cornélius, L’arrestation de Jésus, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus est chargé de sa croix, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus tombe sous le poids de sa croix, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus rencontre sa mère, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.

Le cadrage au service de l’expressivité

Les stations sont très représentatives du travail de Cornélius. Il y privilégie d’une part les cadrages serrés autour de la figure marquée du Christ, tout en réduisant au strict minimum les « décors ». Nous n’avons ainsi aucune vue d’ensemble de la ville de Jérusalem, ni du Golgotha, sans parler des deux autres crucifiés à ses côtés, ou encore de la foule. Seuls un mur ou un pavage nous donnent un semblant de contextualisation géographique.

Voilà des scènes à la stricte économie de signes, voués à traduire un au-delà du visible.

De même, la Croix, support du supplice qui deviendra le signe de ralliement de tous les chrétiens, demeure à vue mais est toujours livrée par morceaux, jamais offerte dans son intégralité. Les cadrages serrés, l’absence de décor, le défaut de perspective et le morcellement de la Croix permettent d’accorder une grande importance aux personnages, à l’expressivité de leurs visages, à la puissance d’évocation des corps et de leurs membres bien découpés. Voilà des scènes à la stricte économie de signes, voués à traduire un au-delà du visible.

De gauche à droite et de bas en haut

Jean-Georges Cornélius, Simon de Cyrène aide Jésus à porter la croix, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Véronique essuie la face de Jésus, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus tombe pour la seconde fois, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Filles d’Israël, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.

Le choix de l’anachronisme

Des personnages anachroniques interviennent par ailleurs en nombre : on trouve ainsi un policeman en uniforme dans la première station, un étonnant Simon de Cyrène en bleu de travail à l’allure assurée et portant chapeau breton, ou encore une Vierge Marie et de saintes femmes d’Israël vêtues comme des carmélites ! L’artiste trahit ainsi volontairement son Sitz im Leben tout à la fois géographique, culturel et spirituel. Souhaite-t-il ainsi favoriser une appropriation par tout un chacun de son œuvre comme chemin spirituel ?

De gauche à droite et de bas en haut

Jean-Georges Cornélius, Jésus tombe pour la troisième fois, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus est dépouillé de ses vêtements, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus est mis sur la croix, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus meurt sur la croix, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.

De gauche à droite et de bas en haut

Jean-Georges Cornélius, Mater Dolorosa, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet.
Jean-Georges Cornélius, Jésus est mis dans le sépulcre, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet

« Comme vous le dites : il n’y a pas deux inspirations ; l’une religieuse, l’autre poétique, l’artiste qui ne serait pas prophète, aurait manqué sa vocation. »
Réponse de Hans-Urs von Balthasar à Jean-Georges Cornélius, lettre sans date.

Jean-Georges Cornélius, Résurrection du Christ, 1934-1935. Huile et crayon sur carton, Pont-Saint-Esprit, Musée d’art sacré du Gard © Conservation départementale du Gard / Maryan Daspet (Seule cette 15e station est signée de la main de l’auteur)

Un style entraînant

La gamme des couleurs est volontairement réduite. L’artiste privilégie la vaste palette des ocres ainsi que les gris, parfois rehaussés de quelques touches de bleu. Il organise également un grand mouvement dans l’ensemble du Chemin : plus on avance dans la méditation stationnale, plus les couleurs s’épaississent et s’assombrissent. Seule, bien évidemment, la dernière station est extrêmement lumineuse puisqu’elle représente la Résurrection, la victoire sur la mort.

La volonté de Jean-Georges Cornélius d’exprimer la dureté des scènes est servie, au-delà du choix des cadrages, par l’usage complémentaire du crayon qui rapproche l’œuvre d’une bande dessinée, écrite aux traits rageurs. Le crayon favorise aussi la mise au jour du contraste saisissant entre les courbes et les lignes droites : contraste entre les corps voûtés et la dureté des lignes de la Croix (stations 2, 4, 5, 6 et 7), contraste entre les corps courbés et la linéarité du mur (station 8).

Une réception pour un carême

Parmi les pensionnaires du home d’enfants de Villard-de-Lans, le chanteur Hugues Aufray… Plusieurs décennies après son passage dans cet établissement de soins, il partagera ses impressions : « L’histoire que me racontaient ces tableaux accrochés aux murs de la petite chapelle, je la connaissais par cœur : c’était celle de Jésus de Nazareth… Mais qui aurait pu, derrière le SDF, reconnaître le joli petit Jésus de la crèche ! Ce n’est qu’un pauvre vagabond, aux cheveux sales et trop longs, pour être politiquement… catholiquement correct… […] Ah ! C’est demander beaucoup d’efforts à celui qui regarde ces cartons, que d’accepter tant de dépouillement, de dénuement et de pauvreté dans l’exécution d’une œuvre… […] Cornélius st un peintre d’avant-garde… Il ne cherche pas, comme les autres, à peindre pour les riches… Il est le peintre du peuple, des exclus… Il annonce (…) l’Abbé Pierre, Sœur Teresa… Il est le compagnon des Pèlerins d’Emmaüs et de toutes ces Marie-Madeleine dont on ignorera toujours le nom… » (3)

« Permettez-nous de joindre les mains et de dire en toute vérité : Seigneur, nous sommes fatigués de l’indigence de nos prières ; elles ne jaillissent pas mais elles rampent hors d’un moi archi-connu, un moi si miteux, si inutilement compliqué que nous rêvons de le déposer, comme un vieux parapluie retourné à la porte de vos parvis. »

Extrait de « La Sainte Simplicité », Jean-Georges Cornélius.

Gautier MORNAS

Notes

1- Jean-Georges Cornélius, Lettres à une carmélite, Cerf, Paris, 1998.
2- In Olivier Levasseur, Jean-Georges Cornélius, un primitif du XXe siècle, Editions Apogée, 2009, p.8.
3- Hugues Aufray in Le Chemin de Croix de Jean-Georges Cornélius, Editions Musée d’Art sacré du Gard, 1998.

Pour aller plus loin

Liens

Musée d’Art sacré du Gard à Pont-Saint-Esprit

Donation Cornélius au Musée du Hiéron à Paray-le-Monial

Bibliographie

– Jean-Georges Cornélius, Lettres à une carmélite, Cerf, Paris, 1998.
– Collectif, Chemin de Croix, Editions Musée d’Art sacré du Gard, 1998.
– Marie-Edith Cornélius, La Bretagne mystique de Jean-Georges Cornélius (1880-1963), Edition de la Plomée, 2002.
– Olivier Levasseur, Jean-Georges Cornélius, un primitif du XXe siècle, Editions Apogée, 2009.
– Dominique Dendraël, L’art en partage, au cœur du musée, Le Hiéron, 2018.

 

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