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Le sculpteur Bruno Gironcoli vu par le père dominicain Otto Mauer

En ce moment présenté au couvent des Jacobins à Toulouse et à la galerie Bernard Jordan à Paris, le sculpteur Bruno Gironcoli reçoit de nouveau en France les honneurs qu’il mérite. Son travail, extrêmement dérangeant, a suscité dès ses débuts l’intérêt du dominicain Otto Mauer que nous connaissons trop peu. Ce religieux a joué dans le monde germanique, pour l’art contemporain, en quelque sorte le rôle du Père Couturier pour l’art moderne en France. Grâce à une traduction expresse de Françoise Moreau pour la circonstance, nous pouvons lire une approche spirituelle du travail puissamment contemporain de Bruno Gironcoli.
Publié le 05 octobre 2018

« Né en 1936 à Villach, en Carinthie, Bruno Gironcoli a étudié auprès d’Edouard Bäumer à l’école des arts appliqués de Vienne. Exposé pour la première fois par Heide Hildebrand à Klagenfurt, il le sera de nouveau en 1968 et 1969 à la Galerie Nächst St Stephan de Vienne. Bruno Gironcoli est fondamentalement et passionnément sculpteur. Ses dessins et gouaches d’accompagnement sont pleins d’idées étranges qui préparent ses sculptures. Tout ce qui est imaginé en dessin ne peut être rendu facilement, et tout – malheureusement – ne sera pas réalisé en sculpture : ses idées sont trop nombreuses, les projets et modèles exigent une taille monumentale pour être réalisables.

Les œuvres de Gironcoli sont des sculptures absolues ; elles n’ont pas besoin d’explications, elles n’ont pas de caractère symbolique : l’époque de l’allégorie est désormais terminée ! Tout est visible à la surface. Nulle part ne se cache d’arrière-plan mystérieux. C’est peut-être la raison pour laquelle ses objets sont si agressifs, si choquants ; bien que l’on ne puisse y trouver rien de grossier, ni d’exhibitionniste. Ses œuvres sont des mythes, mais fondés sur un ordre secondaire et non celui de la nature.

« Ce qui est nature relève de ma propre décision » aurait pu dire et penser le sculpteur. Le monde de la technique lui offre le point de départ, mais il ne construit pas de machines ; ni de machines qui marchent, ni de pseudo machines. Il accueille aussi bien le trivial que le renommé ; quand il se laisse inciter par la nature, alors l’apparence se transforme sous ses mains : les nuages prennent la densité d’un matériau, les rochers se ramollissent, un cœur est fait de tuyaux… Les allitérations de la nature et du monde de la technique et de la ville ne signifient pas que l’artiste a l’intention d’interpréter ; il n’est pas non plus question d’abstraction.

Bruno Gironcoli ne veut pas extraire l’essence du monde, il ne poursuit pas le but idéaliste d’arriver à voir, à découvrir les « images suprêmes et primordiales » dans ce qui est à disposition. Non, ses objets sont de nouvelles créatures, qui commencent à peupler notre monde. A notre insu. On s’imagine éventuellement encerclé, repoussé ou terrassé par eux. Certains d’entre eux paraissent menaçants, angoissants, certains témoignent d’un humour grinçant, à la limite du grotesque ; beaucoup semblent désagréablement inutiles, étrangers à ce monde de productivité fonctionnelle et finalisée.

Gironcoli est un rêveur et un inventeur. Il ne construit pas ; comme il ne lui vient pas à l’esprit d’imiter la nature, comme la technique, fruit de la causalité. Le monde des causes classiques, et en premier lieu de la causalité, ne l’intéresse pas. Malgré la brutalité et l’absence de sentimentalité de ses objets, Gironcoli est un poète, presque un lyrique. Les titres naïfs et poétiques de ses dessins ou le caractère de conte féérique de ses objets plastiques le manifestent. Les œuvres de Gironcoli ont cette force par leur réalité et leur présence. Elles ne font pas signe, ne mènent pas au-delà, ne laissent pas transparaître autre chose qu’elles-mêmes, mais elles sont complètement et puissamment présentes. Elles nous assiègent, nous submergent, envahissent notre espace et s’y installent solidement. Comme les émissaires d’un autre monde, d’un monde qui s’adresse à nous avec insistance dans un langage inhabituel que nous ne connaissons pas encore.

Les œuvres de Gironcoli ont cette force par leur réalité et leur présence. Elles ne font pas signe, ne mènent pas au-delà, ne laissent pas transparaître autre chose qu’elles-mêmes, mais elles sont complètement et puissamment présentes. Elles nous assiègent, nous submergent, envahissent notre espace et s’y installent solidement.

Gironcoli ne s’efforce pas de se faire comprendre, il n’envisage pas de faire la moitié du chemin ; il considère à bon droit que c’est superflu de faire de telles concessions, parce que son langage ne comporte ni rébus, ni codes secrets, ni devinettes : un langage sans équivoque, sans périphrases, sans autocommentaire (« quiconque se commente lui-même, se rétrograde », dit Ernst Jünger). Gironcoli ne veut pas être un classique, ni édicter de normes, de canons. Répéter des règles lui est étranger autant que prétendre trouver des idées exemplaires ; il ne veut ni découvrir ni définir des lois cosmiques ; il n’a pas l’ambition de trouver la formule qui régit le monde. Son monde est tellement artistique et féérique qu’on peut aussi bien le placer dans les forêts ou les prés que dans les architectures des grandes villes. Quelle surprise si l’on tombait inopinément sur de tels objets sur des places, dans des cours, au tournant d’une route ! On ne peut les installer par contre dans les parcs, car sinon on pourrait croire à tort qu’il s’agit de monuments érigés en mémoire de politiciens ou même d’artistes ! Mais on pourrait placer dans les terrains de jeux ces nouveaux contes, tout aussi poétiques, tout aussi inquiétants que les vieux contes. On devrait en remplir les salles des châteaux devenus inutiles à la place de vieilles armes, de coffres et de tapis.

En bordure de la carrière de Krastal (près de Villach) il y a toujours l’étrange pierre que Gironcoli a polie (vestige du Symposium de 1967) ; elle sera bientôt recouverte par la forêt. Qu’est la nature sans l’homme qui y met ses marques, les signes de sa pensée ? Qui crée une seconde nature et est en cela non seulement l’interprète de la première, mais aussi créateur et inventeur. Et Gironcoli n’est pas un commentateur, mais un créateur, un réalisateur, dont les ateliers sont encore remplis d’autres modèles rêvés, ferment de sa puissance. »


Otto Mauer (1969) dans : « Über Kunst und Künstler » Residenz Verlag, Salzburg-Wien, 1993, p°274-277. (traduction Françoise Moreau).

 

Toutes les informations pratiques pour visiter l’exposition au Couvent des Jacobins en cliquant ici.

Légende des images : Bruno Gironcoli, La Grande Cavalcade – Couvent des Jacobins, 2018 © Printemps de septembre. Photo Damien Aspe
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