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Peindre les sensations. Autour des expositions « Monet – Mitchell – dialogue et rétrospective »

La Fondation Louis Vuitton a souhaité rapprocher les œuvres de Claude Monet et de Joan Mitchell en un seul lieu d’exposition et de compléter ce parcours par une rétrospective de l’œuvre de l’artiste américaine. Trente-cinq œuvres de Claude Monet (1840-1926), et autant pour Joan Mitchell (1925-1992), sont rassemblées dans la section « regards croisés ». La partie rétrospective offre la découverte d’une cinquantaine d’œuvres de cette artiste américaine.
Publié le 18 novembre 2022

Ils ne se sont jamais rencontrés : Claude Monet est mort quand Joan Michell avait un an. Si l’artiste américaine a confessé apprécier les œuvres des dernières années de Monet (entretien avec Irving Sandler, 1958), elle a toujours repoussé l’idée d’une influence de l’œuvre de ce peintre sur la sienne. La proximité de leurs maisons, à Vétheuil et à Giverny, la qualité de la lumière se reflétant dans l’eau, les difficultés d’une fin de vie marquée par la maladie, sont des points communs que les critiques répètent à l’envi. Certes, tous deux ont affirmé avoir apprécié tous deux, la lumière normande et les reflets de l’eau de la Seine coulant aux pieds de leurs maisons, mais cela suffit-il à fonder une comparaison de leurs œuvres ?  (Fig. 1).

Fig. 1 Joan Mitchell dans son atelier de Vétheuil. Vue d’installation de l’exposition «Rétrospective Joan Mitchell» © The Estate of Joan Mitchell © Fondation Louis Vuitton/ Marc Domage

Et s’il faut vraiment chercher des points de comparaisons, force est de constater que les photos des deux artistes qui parsèment l’exposition, loin d’une imagerie trop bonhomme, les montrent souvent une cigarette à la main, et leurs biographes indiquent que tous deux appréciaient un petit verre ! 

Un accrochage inédit

Fig. 2 Monet-Mitchell, dialogue © The Estate of Joan Mitchell © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage

Il faut saluer l’accrochage et la scénographie de cette double exposition, dus, en premier lieu, à sa commissaire principale, Suzanne Pagé. Le choix des très grands formats, et l’idée de désencadrer les tableaux, rapprochent les œuvres de Monet de celles de Mitchell (Fig. 2). L’œil va d’une œuvre à l’autre et l’on peut parfois hésiter sur leurs attributions tant l’accrochage insiste sur les ressemblances.

Mais fondamentalement les différences éclatent : Monet couvre ses toiles d’une multitude de couches en glacis, saturant ses toiles de peinture (L’Agapanthe), alors que Mitchell laisse une grande part aux blancs (en réserve ou peints en ajouts) et travaille une touche énergique et bien lisible. Pour le public français, l’occasion est ici unique de s’immerger dans l’œuvre peint de Joan Mitchell que l’on peut découvrir d’abord au sous-sol (« Rétrospective », Galeries 1 et 2) puis, en remontant, sur trois niveaux d’exposition (« Regards croisés », Galeries 4 à 11). Et rien n’empêche de retourner au premier niveau pour une relecture éclairée de l’ensemble de ce parcours.

Une femme

La voix grave et rauque de fumeuse de Joan Mitchell se fait entendre au détour des salles de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton. On l’entend affirmer avec énergie, en anglais et en français, que son art échappe aux catégories. Cependant elle célèbre l’importance de la découverte – grâce à ses parents – de l’art européen moderne : Van Gogh en premier lieu, puis Cézanne et Matisse. Une imprégnation qui s’est poursuivie au cours de ses études à la School of the Art Institute de Chicago.

Ces entretiens permettent, également, de comprendre combien elle semble s’être sans cesse trouvée en porte-à-faux avec l’art de son temps. Elle a pu être reliée à l’expressionnisme abstrait à New York (en 1947 auprès de Hans Hofmann), ce qui permet à la critique française de lui offrir l’étiquette d’artiste expressionniste américaine. Alors qu’en Amérique elle fut considérée comme une peintre française.

Elle connaîtra des difficultés à se distinguer, en tant que peintre, au sein d’un milieu artistique dominé par les hommes. Ceux de l’Action Painting  : Willem de Kooning, Mark Rothko, Barnett Newmann, et, parmi ceux qu’à l’époque les féministes auraient sans doute nommés chauvinist males – que l’on traduisait alors par « phallocrates » : les habitués de la Cedar Tavern, qu’elle fréquentait à New York. En témoignent encore les affres de son compagnonnage avec le peintre canadien Jean-Paul Riopelle, dont elle partagera la vie à Paris (rue Frémicourt dans le 15e) puis en Normandie, durant un quart de siècle. Ce sont surtout les écrivains, en premier lieu les poètes, qui lui ont fourni un terrain fertile d’inspiration et de dialogue. La Fondation Vuitton présente les Poems-pastels, précieux poèmes de ses amis, dactylographiés et ornés de ses aquarelles.

Se dessaisir de la réalité

Mais l’œuvre d’un artiste peut-elle se juger à l’aune de sa biographie ? Amère, peut-être, elle laissait échapper que personne ne « sait plus (ce que c’est que peindre) et personne ne sait regarder la peinture » (citée par Philippe Dagen, Le Monde des 2-3 août 1992). 

Les épreuves, les deuils, les séparations, la maladie, ne lui ont pas fait défaut. Ce qu’elle peint au décours de ces malheurs :  La vie en rose (1979 après sa rupture avec Riopelle), ou le polyptique de La grande vallée (1983-1984, dont l’exposition présente dix toiles), qui semblent avoir le pouvoir de transfigurer les drames en éclats de vie au moyen d’une touche palpitante, et toujours sensuelle, qui lui est propre.

L’idée de paysage est toujours présente dans son œuvre. Mais, alors que son atelier et sa maison étaient enfouis dans un très beau petit jardin, dominant la Seine et planté de tournesols (qu’elle peignit souvent en hommage à Van Gogh), elle peignait de nuit, à la lumière artificielle, dans un atelier aux fenêtres occultées de papier blanc. Faut-il s’en étonner, alors qu’elle proclamait en 1957 :  « Je commence par des idées de paysages, que je fusionne, mais ce que je cherche je le trouve dans la peinture elle-même » (cité par Harry Bellet, Le Monde daté du 4 octobre 2022).

Lorsqu’elle dit « si je ne le sens pas, je ne le peins pas » (Mai 1982, catalogue d’exposition ARC, musée d’Art moderne de la ville de Paris), elle se fait l’émule de Paul Cézanne pour qui : «  peindre c’est réaliser ses sensations. Dans le peintre il y a deux choses : l’œil et le cerveau, tous deux doivent s’entr’aider : il faut travailler à leur développement mutuel ; à l’œil par la vision sur nature, au cerveau par la logique des sensations organisées, qui donne les moyens d’expression. » (Emile Bernard, 1904, dans Conversations avec Cézanne, p. 76)

Un jardin secret

Fig. 3 Vue d’installation de l’exposition «Rétrospective Joan Mitchell» © The Estate of Joan Mitchell © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage

« Dans tous mes tableaux il y a les arbres, l’eau, les herbes, les fleurs, les tournesols etc. …mais pas directement », disait-elle. C’est un art d’abord physique et sensuel, qui laisse deviner le bonheur de peindre qui a été le sien, sans doute allié à une nécessité vitale. Pour ceux qui ont connu le métier de peintre à la fin du XXe siècle, une vitrine présente ce qui ressemble à une petite madeleine-biscotte de Proust (Fig 3 et 4). Devant une photo de son atelier sont présentés les outils quotidiens de Johan Mitchell, ses pinceaux rassemblés dans des boîtes vides de nourriture pour ses nombreux chiens et quelques couleurs.

Fig. 4 (détails de la Fig. 3) Boîte de crayons néocolor-aquarelle Caran d’Ache, tube de vert cadmium Lucien Lefebvre-Foinet, pastels Henri Roché. © The Estate of Joan Mitchell, © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage

Ces matériaux sont des outils entre dessin et peinture aux qualités exceptionnelles. La boîte de crayons aquarelle Caran d’Ache, toute tachée d’aquarelle, semble avoir tout juste été ouverte. Cette fabrique de crayons aux riches teintes (crée en 1915) subsiste encore en Suisse. Elle avait été prisée de Picasso, Miro, Sempé. Les artistes apprécient toujours les intenses pastels Henri Roché, fondateur de la Maison du pastel en 1879. Le pastel est un médium entre peinture et dessin. Mais la maison Lucien Lefebre-Foinet, dont on peut voir les tubes de peinture, a disparu. Elle était, depuis le début du XXe siècle, située à l’angle de la rue Bréa et de la rue Vavin au sein de Montparnasse, le quartier des peintres. Mieux que de pieuses reliques, ces menus objets d’atelier sont, avec les carnets de dessins qu’offrent d’autres vitrines, le témoignage du contact sensuel de l’artiste avec ses outils quotidiens, des produits exceptionnels. 

La lumière d’une œuvre, hybridation de nature et d’électricité

C’est à Pierre Schneider, critique d’art, spécialiste de Matisse, que revient de conclure cette invitation à la visite. Il peut avoir levé (par anticipation !) les réticences exprimées en début de cet article à comparer les œuvres de Monet et Mitchell, car pour lui, l’art de Joan est une « hybridation » :

« Un tableau expressionniste réagit bien à la lumière électrique » écrit-il dans L’Oeil (n° 78, juin 1961, p. 53) « alors qu’il est difficile de voir un Cézanne ou un Monet ailleurs que dans la lumière naturelle. Un tableau de Joan Mitchell me semble se trouver dans un domaine curieux, hybride, on a l’impression qu’une ampoule électrique brille en plein jour ».

Sylvie Bethmont-Gallerand
enseignante au Collège des Bernardins, Paris

Pour aller plus loin
–  Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, 1978.

– Les citations de Joan Mitchell proviennent des audios de l’exposition et de l’introduction de Suzanne Pagé, (Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, Commissaire générale de l’exposition) aux remarquables catalogues de l’exposition, Monet-Mitchell et Rétrospective Joan Mitchell, publiés chez Hazan (2022).

Expositions Monet – Mitchell. Dialogue et Rétrospective, à la Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma-Gandhi du 5 octobre 2022 au 27 février 2023. www.fondationlouisvuitton.fr

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