Qu’un ciel plombé nimbe le couvent de la Tourette du même gris cendré que son béton, ou que le soleil en fasse miroiter les vitres rythmées en « pans ondulatoires », le bâtiment conçu pour « loger cent corps et cent cœurs dans le silence » s’impose; empreint d’une monumentalité évocatrice du chaos primordial autant que symbole de silence et de paix. Au-delà de l’édifice habité actuellement par les œuvres d’Anselm Kiefer, c’est sans doute leur volonté commune de maîtriser ce chaos qui fait entrer en résonance l’architecture radicale du Corbusier avec l’œuvre de Kiefer : le premier ne déclarait-il pas que « l’architecture est une mise en ordre », quand le second, démiurge, s’acharne à donner forme à l’informe au gré de gigantesques toiles, sculptures, vitrines et installations ?
Dans l’atrium, une plante étrange – tournesol démesuré, comme monté en graine – émerge d’un monceau de livres à demi-consumés. Gracile, il semble chercher le ciel mais s’affaisse, tête lourde. A son pied, les livres gisent prisonniers d’une gangue de plomb : quelle lave refroidie les a ainsi pétrifiés? On songe à un autodafé. Au sol, les graines dorées du tournesol illuminent pourtant de halos infimes le gris de l’œuvre et de l’architecture environnante. Paradoxe formel et poétique, l’éclat de cette « Danaé » s’y concentre en une subtile alchimie qui transmute le plomb en or. Son titre invite à se tourner vers la mythologie: enfermée par son père, Danaé est fécondée par Zeus transformé en pluie d’or et met au monde Persée. Devenu adulte, celui-ci sauve sa mère en changeant le tyran Polydectès en statue de pierre, figée par le regard de Méduse dont Persée a tranché la tête. L’oeuvre résume à elle seule la création d’Anselm Kiefer : tragique, sombre et érudite, celle-ci n’en finit pas d’interroger l’Histoire, les mythes fondateurs et la mémoire, celle de la faute allemande et de la Shoah notamment. Et puise son inspiration dans la poésie, la littérature, les cosmogonies et les traditions spirituelles, que ce soit la Kabbale juive ou la mystique chrétienne.
Dès lors, que nous rappelle cette grave « Danaé » ? Que dans la tentative humaine de s’élever, la chute (d’Icare) menace constamment. Mais que même anéantie – avec l’extermination juive, c’est à sa propre mutilation que se livra le peuple allemand – la culture peut toujours renaître de ses cendres. Et que la Vie ressurgit indéfiniment en dépit du Mal, dont Anselm Kiefer s’attache à décrire et dé-voiler les strates infinies en archéologue opiniâtre : c’est bien lorsqu’il meurt, dépouillé, que le tournesol tête courbée (semblable aux douches des camps nazis) ensemence la terre, telle Danaé fécondée par la pluie d’or. C’est contre le linceul de silence qui couvrit après la guerre le secret honteux de la Shoah – tel la chape de plomb scellant ses livres – que Kiefer choisit de créer pour affronter la blessure. Et l’artiste de construire un autre ordre du monde jailli du coeur même des ruines pour, dit-il, « produire du sens dans un océan d’absurde ».
Les ruines hantent en effet le travail de Kiefer : né en 1945 à Donaueshingen en Allemagne, lors des bombardements alliés, il en est familier depuis la petite enfance. Son œuvre en porte les stigmates : au gré de paysages lunaires ou dévastés, de champs de neige et de forêts obscures, de tours chancelantes et de « Jérusalem céleste », l’artiste donne forme à d’apocalyptiques mises en scène chargées d’objets trouvés et de matériaux divers. Iconoclaste, Kiefer garde et recycle tout pour re-créer le Monde à sa façon. Invariablement habité par cette question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », titre du splendide tableau vert-de-gris surmonté d’un livre de plomb accroché dans le réfectoire de La Tourette. Comme si « L’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux » (Gn,1,2) de ce commencement du monde.
Dehors, sur les toits-terrasses du couvent, trois pâles silhouettes de femmes sans tête représentent la Vierge et des martyres; héroïnes solitaires de quelque tragédie antique, elles incarnent la force dans la douceur féminine : face à la barbarie, à quoi tient votre foi, semblent-elles demander ? A l’intérieur, d’émouvantes vitrines se découvrent comme autant de méditations d’épisodes bibliques. Fragiles reliquaires de verre, elles lèvent le voile sur un pan intime de la création d’Anselm Kiefer, sa part la plus secrète peut-être, mettant à nu la profonde spiritualité de l’artiste en réponse à la « spiritualité du béton » corbuséen qu’il perçut ici naguère. Leurs parois translucides les protègent autant qu’elles en révèlent le coeur battant : « La distance est l’âme du beau » affirmait Simone Weil. Dans l’église, enfin, ce sont les mêmes tournesols tournés vers l’autel et vers le Christ « Vraie Lumière » qui poussent en majestueux parterre surgi d’un fracas de béton : « Résurrection », créée pour l’occasion, habite l’espace autant que la vie liturgique, en parfaite cohésion avec ce qui est célébré ici. Pour cet admirateur de Van Gogh, le tournesol n’est-il pas ce symbole qui, depuis la flamboyance de sa course solaire à la flétrissure de la mort, donne à entrevoir la Résurrection en germe dans le renouveau de la floraison ?
Car plus qu’à une exposition, c’est à l’accueil du mystère que nous invite Anselm Kiefer à La Tourette : mystère du Mal et de l’absence d’un Dieu silencieux comme mystère glorieux de la Résurrection espérée. De même que le poète pense en mots, Kiefer pense en formes l’Histoire dévastée : « Vous broyez fin dans les moulins de la mort la blanche mouture de la Promesse » * écrivait le vénéré Paul Celan. Comme celui-ci se réappropria la langue allemande des bourreaux par la poésie, Kiefer investit l’édifice de Le Corbusier – génie moderniste aux tentations totalitaires – avec ses oeuvres conçues comme des mémoriaux et des prières. Bouleversante et ambiguë, son oeuvre « au noir » fouille inlassablement les décombres tout en cherchant la lumière.
Odile de Loisy
* Extrait du poème « Tard et profondément », tiré du recueil Pavot et Mémoire de Paul Celan, paru chez Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1952.
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