L’architecture de Le Corbusier, une oeuvre vivante
L’année 2016 restera marquée par l’inscription de « L’œuvre architecturale de Le Corbusier ; une contribution exceptionnelle au Mouvement Moderne » sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité. C’est la reconnaissance par l’Unesco de la valeur universelle d’une série de dix-sept bâtiments ou sites de Le Corbusier répartis dans sept États (Allemagne, Argentine, Belgique, France, Inde, Japon, Suisse). Les bâtiments inscrits ont été choisis car ils constituent une réponse aux enjeux fondamentaux de l’architecture et de la société du XXe siècle. Tous sont novateurs dans la manière dont ils reflètent de nouveaux concepts. Et ils eurent en effet une influence importante.
Ces bâtiments inscrits au patrimoine de l’humanité ont tous gardé leur fonctionnalité et ne cessent d’être habités, utilisés, visités. Il s’agit bien d’un patrimoine vivant. Ainsi le couvent de La Tourette, où vit, travaille et prie une communauté de frères dominicains. Le couvent est ouvert au public et permet d’accueillir des hôtes, en résidence, qui viennent faire l’expérience d’habiter un bâtiment de Le Corbusier. Depuis 2009, les dominicains organisent chaque année une exposition d’art contemporain, invitant des artistes importants de la scène artistique internationale à exposer quelques-unes de leurs œuvres en dialogue avec l’œuvre de Le Corbusier. Cette rencontre instaure un renouvellement du regard, tant sur les œuvres que sur le couvent.
Geneviève Asse
C’est ainsi que nous avons invité Geneviève Asse. Son œuvre témoigne d’une recherche constante sur l’espace et la lumière. Une peinture intemporelle. Elle dit d’elle-même qu’elle est une peintre de l’impalpable. Au couvent, elle fut très marquée par la rigueur de l’architecture et par les jeux de lumière, notamment dans l’église. Nous avons choisi de montrer l’une de ses œuvres du début des années 1970, Sénanque 1, en raison de la qualité de la lumière et des nuances très subtiles de la couleur qui invitent à entrer dans l’espace lumineux ouvert par l’œuvre. De plus, le titre du tableau évoque l’une des trois abbayes cisterciennes de Provence. Les trois sœurs, bâties au XIIe siècle : Sénanque, Silvacane et Le Thoronet.
Dans la peinture, Geneviève Asse dit aimer surtout la rigueur de l’espace et de la lumière (1). Or, c’est précisément cela qui marque Le Corbusier – l’espace et la lumière – lorsqu’il vient visiter l’abbaye du Thoronet, sur les conseils du père Couturier, dominicain, avant de se lancer dans la conception du couvent de La Tourette. Cette architecture cistercienne si dépouillée marque l’architecte par le jeu précis de la lumière dans des volumes aux proportions si justes. Pour traduire cette expérience, il inventera l’expression « d’espace indicible » : « Lorsqu’une œuvre est à son maximum d’intensité, de proportion, de qualité d’exécution, de perfection, il se produit un phénomène d’espace indicible : les lieux se mettent à rayonner, physiquement, ils rayonnent. Ils déterminent ce que j’appelle « l’espace indicible », c’est-à-dire un choc qui ne dépend pas des dimensions, mais de la qualité de perfection. C’est du domaine de l’ineffable. (2) » Nous retrouvons la leçon du Thoronet dans l’architecture de La Tourette.
Le tondo Cercle Porte (1969) de Geneviève Asse a trouvé naturellement sa place dans la salle du chapitre et dans l’encadrement de deux colonnes. Au centre du tableau est représentée une porte, thème récurrent – avec la fenêtre – chez Geneviève Asse. Porte et fenêtre, passages de la lumière. L’œuvre dialogue avec l’architecture qui l’entoure, notamment par ses teintes de blanc et de gris aux nuances délicates qui rappellent les tonalités variées des gris du béton des piliers de Le Corbusier.
La contemplation, l’espace, le silence caractérisent l’œuvre de Geneviève Asse. Les formes s’y dissolvent dans la lumière. La lumière absorbant lignes, contours et formes, nous retrouverons cela dans les œuvres exposées de Jaromír Novotný et dans certaines des photographies de Friederike von Rauch.
Jaromír Novotný
Les toiles de Jaromír Novotný sont des pièces d’organza tendues sur châssis. Devant ses œuvres, on est touché par un grand silence. La toile d’organza est en partie recouverte de champs colorés de blancs de différentes intensités. Sur ces blancs laiteux, plus ou moins translucides, la lumière vient jouer. Dans le bas de la grande toile d’organza présentée dans la salle du chapitre, on découvre un carré laissé vierge à travers lequel on perçoit le crépi blanc grumeleux du mur, crépi où l’éclairage naturel crée une vibration d’ombre et de lumière. Jaromír Novotný a spécialement créé l’œuvre pour cette salle et il a choisi d’intégrer au sein même de sa toile le crépi de Le Corbusier, avec sa spécificité.
Le mur de béton devient partie intégrante de la toile. Le carré reçoit latéralement la lumière. Ses bords droit et supérieur se découpent distinctement sur l’ombre. En revanche le bord gauche, qui se détache sur le mur éclairé, ne se perçoit presque plus et semble s’effacer dans la lumière. Devant ces toiles, on est gagné par leur silence, par la poésie des subtilités chromatiques dans le champ restreint de blancs aux multiples nuances.
Au moyen de plusieurs pièces de tissu cousues ensemble, Jaromir Novotny fait délicatement vibrer l’abstraction géométrique vers des formes légèrement irrégulières, marqués de petits décalages. Les coutures, apparentes avec du fil noir, sont assumées. Elles viennent délimiter des champs blancs de différentes intensités lumineuses, ou bien, au sein d’un même blanc, elles provoquent une subtile vibration de la lumière. Ces multiples nuances, ténues, nous invitent à entrer dans le silence de l’œuvre pour en goûter toutes les variations infimes.
Friederike von Rauch
La présence, si forte et pourtant impalpable, de la lumière dans l’architecture se retrouve dans les photographies de Friederike von Rauch. Venue résider au couvent pendant une dizaine de jours, elle commença par s’imprégner de l’esprit du lieu avant de commencer à prendre quelques clichés. De son séjour, seules vingt photographies seront réalisées. Elle livre un ensemble d’études qui donnent à percevoir l’impact de la lumière dans l’architecture.
Des lignes architectoniques se dissolvent dans une lumière crue ; des fenêtres de Xenakis découpent le paysage ; la présence d’un autel dans l’église de La Tourette se distingue à peine dans la lumière ténue d’une nuit de pleine lune. Cette dernière photographie saisit le visiteur, qui ne perçoit au premier coup d’œil que l’arrivée de la lumière bleue, fragile, par une fenêtre verticale. Puis peu à peu l’œil, s’habituant à l’obscurité, découvre le détail du dallage, un rais de lumière sur l’autel et son ombre assourdie sur la marche qui l’entoure. L’œil voyage dans l’œuvre, qui se révèle peu à peu à celui qui prend le temps de regarder. Pour que les photographies de Friederike von Rauch manifestent leur profondeur, il faut de la patience et du temps.
D’autres photographies prises en divers lieux révèlent encore cette recherche de la présence d’une lumière fragile dans une architecture noyée dans la pénombre. Au départ, l’œil voit surtout l’étendue d’un noir mat, profond, dense et comme poudreux, au milieu duquel une lumière parcimonieuse, se glissant dans l’interstice d’un volet intérieur clos, vient trouer l’obscurité de la pièce et y révéler quelques détails, comme cet angle d’un canapé recouvert de damas rouge dans le salon d’un palais vénitien plongé dans l’ombre. L’imagination est stimulée. L’obscurité devient la condition indispensable pour apprécier ces passages ténus de la lumière par de fins interstices.
Il émane des photographies de Friederike von Rauch un sentiment de mystère qui invite au silence et à la contemplation. Une photographie, prise dans une église de Berlin, donne à percevoir un mur de béton brut de décoffrage semblable à ceux de La Tourette, avec les empreintes grossières des planches de bois. Mais dans cette église, un mur est recouvert de feuilles d’or, apportant une préciosité contrastant avec le béton brut. Ce mur doré n’apparaît que lorsqu’un rai de lumière vient percer l’ombre dans lequel il baigne. Comment ne pas penser au texte admirable de Tanizaki – Éloge de l’ombre. Un laque doré, déclare Tanizaki, « n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lumière diffuse qui, par instants en révèle l’un ou l’autre détail » (3).
Michel Verjux
La question de la lumière est centrale dans la pensée architecturale de Le Corbusier. Et pourtant, dans l’église de La Tourette celle-ci arrive avec parcimonie. Michel Verjux instaure un dialogue entre ses éclairages et cette lumière naturelle orchestrée par Le Corbusier pour qui « le problème de l’éclairage est toujours celui-ci ». Il s’agit de « savoir ce qu’est l’éclairage : ce sont des murs qui reçoivent une lumière. Ce sont des murs éclairés. L’émotion vient […] de ce que l’éclairage vous donne soit en intensité, soit en douceur selon les endroits où il se produit.(4) »
Lorsque Le Corbusier dessinait une fenêtre, il pensait à la façon dont la lumière allait entrer dans l’espace. Dans l’église on est saisi par le contraste entre l’extérieur, où l’on ne voit aucune ouverture, et l’intérieur dans lequel la lumière arrive à travers différentes ouvertures aux formes horizontales ; ouvertures en bandeaux taillées en biseau dans l’épaisseur des murs au-dessus des stalles ; à travers des mitraillettes de lumière ; par un puits de lumière au-dessus du chœur ; ou encore au moyen des canons de lumière au-dessus de la crypte. Autant d’ouvertures, autant de formes différentes, autant de façons de mettre en scène l’arrivée de la lumière : véritables variations sur le thème.
Michel Verjux, habitué à dialoguer avec la lumière naturelle, comme dans le réfectoire du couvent, s’insère ici dans l’église avec beaucoup de délicatesse, soulignant la matérialité et l’irrégularité savoureuse des murs de béton brut de décoffrage. Le dialogue, entre son éclairage et la lumière mise en scène par l’architecte, est magistralement composé entre le demi-cercle de lumière que l’artiste projette au plafond, le puits de lumière de l’architecte et la fente lumineuse au sommet du mur de l’église, à la limite du plafond, à travers laquelle filtre la lumière chaude du soleil couchant !
Autour de Geneviève Asse, qui aime une peinture construite d’espace et de silence (5), les œuvres exposées de ces artistes, à travers les jeux subtils des variations de lumière sur des formes architecturales, nous font entrer dans un espace de silence. Ce silence si cher à Le Corbusier et qu’il souhaitait offrir aux frères dominicains : « Mon métier est de loger les hommes. Il était question de loger des religieux en essayant de leur donner ce dont les hommes d’aujourd’hui ont le plus besoin : le silence et la paix. Les religieux, eux, dans ce silence placent Dieu. Ce couvent de rude béton est une œuvre d’amour. Il ne se parle pas. C’est de l’intérieur qu’il vit. C’est à l’intérieur que se passe l’essentiel.(6) »
Marc CHAUVEAU, dominicain, historien de l’art et commissaire de cette exposition
1. Silvia BARON SUPERVIELLE, Un été avec Geneviève Asse, L’échoppe, Paris, 1996, p. 21.
2. Jean PETIT (dir), Le Corbusier, dans Un couvent de Le Corbusier, Les éditions de Minuit, Paris, 1961, p 29.
3. Junichirô TANIZAKI, Éloge de l’ombre, Éditions Verdier, Lagrasse, 2015, p. 37
4. Jean PETIT (dir), Le Corbusier, in Un couvent de Le Corbusier, éditions de Minuit, Paris, 1961, p 29.
5. Silvia BARON SUPERVIELLE, Un été avec Geneviève Asse, L’échoppe, Paris, 1996, p. 21.
6. Ibid, p. 20