« Je ne peins pas des formes mais des forces invisibles, le devenir des formes »
De quels tréfonds surgissent les ondulations vermillon qui animent la surface de l’immense tableau bleu profond clôturant le rez-de-chaussée de la rétrospective Fabienne Verdier ? Tels l’écume de quelque force vive qui affleurerait des profondeurs du néant en un formidable élan vital : ses filaments incandescents accrochant la lumière se tordent sur ce fond vibrant et hypnotique, d’un bleu subtilement ombré de noir et maculé de rouges éclaboussures. Quelle vigueur ces formes serpentines (forces plutôt que formes pour une artiste qui affirme : « Je ne peins pas des formes mais des forces invisibles, le devenir des formes ») opposent-elles à la fixité de la croix marquant la jointure des panneaux de ce quadriptyque en une vibrante poésie des contraires : dialogue du fond et de la forme, de l’eau et du feu, du stable et de l’instable, du vide et de la matière, de l’ombre et de la lumière, du temps et de l’instant, du néant et de ce qui advient…? Union de l’horizontal et du vertical, du charnel et du spirituel, de la terre et du ciel, du plus humain au plus divin… la litanie pourrait être encore longue.
Souci de saisir la vitalité qui anime toutes choses, prédilection pour l’inachevé, en un cheminement d’ordre spirituel conjuguant éthique et esthétique
Dans cette oeuvre s’inscrit toute entière la démarche de cette artiste hors du commun, née à Paris en 1962. En 1983, elle part en Chine en quête d’une culture calligraphique millénaire – philosophie de l’existence imprégnée de taoïsme – bafouée par la Révolution culturelle, pour ne rentrer en France que dix années plus tard, transformée par ce véritable parcours initiatique sous la houlette des vieux maîtres. Sa ligne de conduite est désormais la suivante: primauté du geste entre maîtrise et décrispation de la volonté, recherche de la spontanéité en une concentration maximale du corps et de l’esprit, souci de saisir la vitalité qui anime toutes choses, prédilection pour l’inachevé, en un cheminement d’ordre spirituel conjuguant éthique et esthétique. Fabienne Verdier entreprend un lent travail de déconstruction du signe, intègre l’apport des peintres expressionnistes abstraits américains tels que Motherwell, Pollock, Rothko, se met à travailler de gigantesques formats au sol, le corps de l’artiste et le pinceau verticalement unis traversant l’espace, tels un pendule. Sa peinture se fait passerelle entre l’Orient et l’Occident, entre la calligraphie chinoise et l’art contemporain.
Que le tableau ici évoqué s’intitule « Saint Christophe traversant les eaux II » (exécuté en 2011 d’après le Triptyque Moreel de Hans Memling datant de 1484) ) n’a cependant rien d’anecdotique : il fait partie de la série inspirée des maîtres flamands réalisée par Fabienne Verdier entre 2009 et 2013 sur invitation du musée Groeninge de Bruges. Il participe d’un processus qui part de la simplification de la ligne pour tendre inlassablement vers une « matière (qui) soit un corps habité par l’esprit » . L’artiste se lance à cette occasion dans quatre années de méditation picturale ; en émerge la notion de pensée labyrinthique (issue de l’observation de la coiffe de Margareta van Eyck, épouse du peintre Jan van Eyck qui la représente en 1436), loin de toute narration mais toujours en quête de cette fluidité du réel, de ce souffle universel qui anime idéalement toute création.
Son travail sur les ondes vibratoires se poursuit dans ses interrogations sur la notion de vide, sujet de conversations avec l’astrophysicien Trinh Xuân Thuan.
Son intérêt pour les relations entre les arts, et plus spécifiquement entre peinture et musique, trouve ensuite à s’épanouir lors d’une résidence en 2014 à la Juilliard School de New-York, en un laboratoire de recherche autour de l’énergie des ondes sonores et picturales. Ce travail sur les ondes vibratoires se poursuivra dans ses interrogations sur la notion de vide, sujet de conversations avec l’astrophysicien Trinh Xuân Thuan. Chacune de ces étapes est l’occasion de nouvelles rencontres, mais aussi du perfectionnement des outils rapportés de Chine ou de l’élaboration de nouveaux instruments de travail : imaginer un gigantesque pinceau suspendu de 60 kg pouvant rassembler jusqu’à 35 queues de cheval, remplacer le manche du pinceau par un guidon de vélo pour une vélocité accrue, concevoir un « atelier nomade » pour partir à l’assaut de la montagne Sainte Victoire sur les pas de Cézanne.
Car Fabienne Verdier a le souci de capter les énergies de la nature et du monde « perçues dans leur intensité et non dans leur contour »
Car à la méditation silencieuse dans l’atelier face aux maîtres ou à soi-même, on pourrait opposer son récent travail sur le motif, sur les sites cézanniens, en réponse à l’audacieuse invitation de Bruno Ely, directeur du très beau musée Granet dont on salue au passage la programmation de qualité. Ce serait faire fausse route : elle n’est que l’occasion de poursuivre ce lent processus de connaissance de soi qui la guide, « aventure intérieure plus que découverte des territoires du réel ». Se confronter à la masse d’énergie pétrifiée de la montagne, composer avec les forces naturelles, tous sens en alerte, tel est le défi qu’il lui faut relever. Car Fabienne Verdier a le souci de capter les énergies de la nature et du monde « perçues dans leur intensité et non dans leur contour » : sur les cimaises du musée aixois, en d’immenses tableaux ocres, la montagne déploie sa masse obscure perçue dans sa lente genèse, ses plis et ses failles. En complément de la rétrospective du musée Granet, les études préparatoires, carnets de croquis et expérimentations sonores de l’artiste sont montrées au Pavillon de Vendôme et à la Cité du Livre, occasions de belles découvertes. Les visiteurs les plus courageux grimperont au Prieuré de la Sainte Victoire – site naturel affronté par l’artiste – pour compléter leur parcours citadin.
Gageons, avec Charles Juliet , que l’oeuvre « de longue patience » de Fabienne Verdier n’est pas au bout de son chemin puisqu’il lui faut « apprendre et désapprendre sans cesse » pour parvenir à « être sans vouloir », « tout oublier jusqu’à l’abandon du moi pour un temps » afin, dit-elle, « de découvrir (ses) territoires inconnus ». En cette saison estivale, l’art de Fabienne Verdier nous invite à prendre le temps de la contemplation : sans doute n’y a-t-il qu’à se laisser emporter dans son élan pour, à notre tour, nous confronter à nos paysages intérieurs…
Odile de Loisy
Notes
1) Fabienne Verdier, peindre l’instant, Marc Kidel, Les Films d’Ici, 52 mn, 2012.
2) Catalogue Fabienne Verdier, l’esprit de la peinture, hommage aux maîtres flamands, Gilles Clément, Albin Michel, 2013.
3) Entretien avec Fabienne Verdier, Charles Juliet, Albin Michel, 2007.
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