De par ses origines hollandaises, du côté de son père, graveur et miniaturiste, Joris-Karl Huysmans a toujours gardé une profonde attirance pour la peinture flamande (Rembrandt, Hals) puis germanique. Il a aussi ce trait incisif du graveur dans son écriture acérée et précise, et le goût du détail raffiné du miniaturiste. Il n’en demeure pas moins que Huysmans a été avant tout un homme de son temps, passionné par l’énergie de la modernité. Ce goût du concret, cette recherche d’un puissant réalisme l’a inéluctablement conduit dans le sillage de Zola et du naturalisme dans un premier temps, avant sa rupture définitive avec ce mouvement en 1884, année de la parution d’A Rebours, où il se rapproche de la mouvance symboliste et décadente.
Si on peut louer l’initiative d’une exposition dédiée à Huysmans, et saluer la difficulté de l’enjeu, il n’en demeure pas moins que l’objectif n’est pas totalement atteint. Le parti pris qui a été adopté est celui d’une scénographie en trois temps, pilotée par un artiste italien contemporain Francesco Vezzoli, qui y insère également ses propres oeuvres.
Trois temps, trois couleurs : blanc, rouge, noir
En premier lieu, un « white cube », allusion à l’espace neutre des galeries, pour évoquer un pan important de l’oeuvre de Huysmans : la critique d’art. Pourfendeur de l’art académique et mièvre, il dresse la liste des « artistes éreintés » – parmi lesquels figurent Bouguereau, Cabanel, Merson – et même Gustave Doré. Sa plume décapante est sans merci notamment pour Bouguereau dont il raille avec un certain humour la « peinture gazeuse », « pièce soufflée », « baudruche mal gonflée », aux tons mièvres « comme les chromos des boîtes de dragées ».
Sa description du monde de l’art, elle aussi impitoyable, a gardé une forme d’actualité : « L’art étant devenu une des occupations recherchées des riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quel que soit ce qu’on exhibe, pourvu que les négociants de la presse s’en mêlent et que les étalages aient lieu dans une galerie connue ».
Ses chocs esthétiques, Huysmans va les trouver dans les peintres de la vie moderne : Caillebotte, Manet, Degas notamment, dont les oeuvres sont profondément incarnées dans le réalisme, et dont la composition et le chromatisme sont puissants.
Seconde étape, une halte dans l’univers d’A Rebours, avec une pièce au décor en fac-similé photographique reconstituant la demeure de l’écrivain Gabriele d’Annunzio, dans l’esprit de celle de l’esthète Des Esseintes. Au sol une moquette rouge, au centre une tortue géante signée par l’artiste scénographe Francesco Vezzoli ornée de pierreries, avec le soutien de Bulgari… Si cette tortue est effectivement un élément-clé d’A Rebours, cette réalisation peut laisser quelques réserves, tout comme les oeuvres de Vezzoli sans corrélation convaincante sur les cimaises de l’exposition. Heureusement on est happé en entrant dans cette salle par le sublime tableau d’Odilon Redon, Les Yeux clos, ou L’apparition de Gustave Moreau, qui nous ramène au coeur de la recherche esthétique de Huysmans, quête de transcendance et d’absolu.
Troisième temps, dernière station, le noir domine, car cette salle se définit comme une « chapelle vide » où sont présentées comme un curieux triptyque trois reproductions identiques de la Crucifixion de Matthias Grünewald. L’installation est signée Francesco Vezzoli et porte un titre qui laisse quelque peu dubitatif : Jésus-Christ Superstar (d’après J.K. Huysmans et M. Grünewald), 2019. Nous sommes en effet à des années-lumière de la nature du parcours intérieur de Huysmans – qui certes a été impressionné fortement et durablement par Grünewald, dont il avait découvert une première version de cette Crucifixion dès 1888 à Cassel – mais qui est passé par un long chemin de recherche de sens, une itinérance de l’esprit et de l’âme. Ce parcours intérieur, Huysmans en parle indirectement à travers ce qu’il écrit sur son héros Durtal, dans En Route : « Durtal a été ramené à la religion par l’art. Plus que son dégoût de la vie même, l’art avait été l’irrésistible aimant qui l’avait attiré vers Dieu. »
En effet, après sa conversion en 1892 à la Trappe Notre-Dame d’Igny, Huysmans multiplie inlassablement les retraites dans les abbayes (Saint-Wandrille, Solesmes, Ligugé), se rend plusieurs fois à la cathédrale de Chartres, visite les grands sites religieux, écrit sur l’art gothique et la symbolique des cathédrales. En 1899, il s’installe à proximité de l’abbaye de Ligugé, et il est admis en 1900 au noviciat, pour devenir oblat. « Je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine et je suis cependant trop moine pour rester parmi les gens de lettres », écrit-il, avec une légère touche d’autodérision empreinte de pudeur, dans En Route.
Cependant, suite aux lois sur les congrégations, les moines devront quitter l’abbaye en 1901, et Huysmans rentre à Paris. C’est en 1903, qu’il entreprend avec l’abbé Mugnier, le « voyage aux cathédrales rouges » (Strasbourg, Frankfort) où il découvre la Crucifixion du Retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, vision qui le marque profondément.
Si à travers cette exposition, Huysmans est surtout présenté comme un écrivain naturaliste, il n’a pourtant eu de cesse de creuser le réel pour faire surgir une toute autre réalité, de nature mystique, à laquelle il a pu accéder par le biais du symbolisme. L’époque fin de siècle est celle des métamorphoses, des excès, et aussi des conversions et du retour à l’essentiel. Comme l’écrivait Huysmans, « l’âme est une sorte d’aérostat qui ne peut monter, atteindre ses fins dernières dans l’espace, qu’en jetant son lest ».
Valérie de Maulmin
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A noter, la publication d’une série de romans et nouvelles de Huysmans dans Bibliothèque de la Pléiade, qui mettent surtout en avant la période naturaliste et réaliste, hormis A Rebours, Là-Bas et En Route, passant sous silence ses oeuvres d’inspiration chrétienne : La Cathédrale, Sainte Lydwdine de Shiedam, L’Oblat, Trois Primitifs, Les Foules de Lourdes.
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