Comme elle est avenante, la Villa Datris, avec son crépi orangé, ses vitraux et cheminées anciens, ses sols d’origine et ses jardins luxuriants! Sans parler du murmure apaisant de la Sorgue fraîche et verte qui coule à son extrémité… Si bien qu’on se sent attendu dans ce qui ressemble plus à une maison de famille qu’à un centre d’art : la cuisine transformée en librairie offre désormais des nourritures spirituelles, la salle de bain carrelée de blanc se fait salle d’exposition, les chambres, salons, combles et caves ne sont pas en reste. Dédiée à la sculpture contemporaine, elle accueille cette année sa huitième exposition thématique, d’une grande richesse formelle. Avec, pour fil conducteur, ces gestes ancestraux liés au va-et-vient de la navette et des fils qui donnent corps à la matière textile – tisser, coudre, habiller, recouvrir, travestir, nouer, broder ou tricoter -, et à ceux qui entremêlent fibres et brindilles dans les travaux de vannerie.
D’entrée de jeu, le Coeur du figuier (2018) d’Aude Franjou donne le ton, participant d’un art textile aujourd’hui terrain de toutes les expérimentations : surdimensionné, organique et ambigu, il interpelle le visiteur. Posé à la croisée du tronc, il s’offre “comme un coeur posé dans sa cage thoracique” dit l’artiste qui se définit comme “femme sculpteur utilisant le chanvre et le lin comme moyen d’expression”. Déployant son réseau d’artères et de veines teinté de bleu et rouge, il évoque aussi bien une gigantesque figue qu’un berceau plus menaçant que protecteur.
Sommes-nous victimes de quelque changement d’échelle, façon Alice au pays des merveilles? Que nous veulent les tentacules de ce qui ressemble fort à un nid de vipères: nous abriter ou nous capturer? Nous enlacer ou nous étouffer ? Loin du sage artisanat précédemment réservé à l’univers intime ou domestique féminin, l’art textile est désormais un art à part entière qui outrepasse les limites du genre et du cadre pour habiter l’espace et revêtir, plus souvent qu’à son tour, les habits de la sculpture.
Qu’il célèbre les métiers du tissage et de haute lice ou récupère un matériau porteur de symboliques diverses, le travail du textile contemporain doit beaucoup aux pionnières que furent notamment Gunta Stöltz et Anni Albers dans le sillage du Bauhaus ainsi qu’aux étoffes et tapisseries de Sonia Delaunay (Automne, circa 1970). Sheila Hicks, récemment exposée au Centre Pompidou et dont trois oeuvres sont ici montrées, leur emboîtera le pas dès les années 50, choisissant le textile pour “peindre dans l’espace” et marier matières et couleurs. Egalement présente, la polonaise Magdalena Abakanowicz avec The Third sister, tenture murale d’une sombre rudesse quasi animale. De cette veine historique – d’autres auraient eu ici leur place, tels Jean Lurçat, Alfred Manessier, Roger Bissière ou encore Sophie Taeuber-Arp et Thomas Gleb… -, plusieurs orientations vont émerger.
Dans la lignée d’une Annette Messager (Tentation) se développe une tendance féministe aux revendications plus ou moins manifestes : humour kitsch et bariolé chez Joana Vasconcelos (Pourquoi pas; Robinette; Eldorado), féminité affirmée et dérangeante chez Elodie Antoine (Princesse au ruban) ou Cécile Dachary (Hum!)… Quand certains sondent les méandres du corps – la veine organique rassemble ici Fabrice Hyber (POF 152 Cerveau-Estomac), Agnès Sebyleau (Chose mentale) ou encore Josep Grau-Garriga (… I la mort també) -, d’autres célèbrent la nature et ses formes renouvelées.
Elles se font tour à tour Enveloppes chez Adeline Contreras, concrétions chez Hanne Friis (Trophy), coquilles ou failles épurées chez Simone Pheulpin (Croissance I) ou encore merveilleux Paysage de poussière chez Anne Laval ; judicieusement suspendu au sommet de l’escalier, il dévoile sa beauté mystérieuse dédoublée en ombre portée sur le mur. Proches de l’art brut et de la culture vaudou, les poupées de Judith Scott s’enveloppent de bandelettes quand la barque emmaillotée de chiffons de Pascal Tassini évoque quelque culte antique. L’Arte Povera se rappelle à nous via une simple corde récupérée par Claude Viallat (Le noeud du singe), tandis que les tentures de métal recyclé du célèbre El Anatsui (Disclosures) déploient sur les murs leur peau chatoyante façon cartographie d’un monde imaginaire… Dehors, on parcourt le “jardin des Pénélopes” au rythme des productions in situ des artistes, en symbiose avec les jardins. Devenu monumental, l’art de tresser y élève vers le ciel une voie tapissée d’or empreinte de spiritualité avec Antonella Zazzera (Armonico LXXXV).
Au sein de ce parcours prolifique, certaines oeuvres émeuvent plus que d’autres, au sens littéral de mettre en mouvement. Ainsi du Tondo d’herbes tressées de Marinette Cueco : tout de poésie et de sensuelle délicatesse, il semble frémir sous le vent qui balaye les prairies, évocateur des nuées qui les surplombent et des fils arachnéens tissés dans leurs hautes herbes. L’émotion n’est pas moindre face aux entrelacs de Pierrette Bloch, récemment décédée. Tricotés en mailles lâches ou noués sur un fil tendu à l’horizontale, les crins noirs dessinent leur subtile calligraphie sur le blanc des murs. Y déposent une trace, légère et pourtant déterminée, guidée par la nécessité intérieure de l’artiste. Ils nous parlent d’un temps autre : celui de l’art, du geste qui se répète en une patiente méditation dans le silence de l’atelier. Rien de nocturne, cependant, dans ce sombre graphisme : juste le fragile sillon de l’Homme qui marche et, ce faisant, coud le ciel avec la terre.
Odile de Loisy
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