Organisée à l’initiative de l’association « Mémoire du peintre Jean Martin », l’exposition de la Piscine est remarquable à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle fête le vingtième anniversaire de la disparition de l’un des rares peintres s’inscrivant dans la permanence de la figure au XXe siècle, entre expressionnisme et réalisme.
Ensuite parce qu’elle souligne la générosité des filles de Jean Martin à l’égard du musée roubaisien. En 2011, elles offrent Le Fils du bedeau (1933), L’Innondation (1937) et L’Exilé (1938) trois peintures emblématiques des « années expressives » de l’artiste. Une donation qui permet à Jean Martin de côtoyer, sur les cimaises, Georges Rohner ou Jean Lasne, ses contemporains qui, comme lui, allièrent modernité et figuration durant l’entre-deux guerres.
Enfin parce que cette générosité permet également de dévoiler pour la première fois au public les multiples collaborations de Jean Martin avec l’univers du théâtre et de la télévision. Offert à La Piscine en 2013, l’ensemble de près de 400 œuvres et documents témoignent du souci constant de l’artiste d’œuvrer à une expression artistique ouverte à tous.
Les toiles, croquis et linogravures qui introduisent le parcours de l’exposition annoncent une constante dans l’art de Jean Martin : le choix d’un œuvre sans artifice, penché sur le réel. Son ami et éditeur Marc Barbezat disait de sa peinture qu’elle « entre dans le quotidien […] et en fait éclater la beauté ». L’artiste développe une peinture puissante, ramenée à l’essentiel, aux influences multiples. Issu d’une famille ouvrière lyonnaise modeste Jean Martin ne peut posséder de nombreuses monographies d’artistes. Alors pour nourrir ses connaissances visuelles, il se constitue une bibliothèque idéale, compilant un nombre impressionnant de reproductions d’œuvres d’art, de la Renaissance à l’art de son temps.
La peinture de Jean Martin entre dans le quotidien […] et en fait éclater la beauté ». Marc Barbezat
On note dès ses premières toiles des années 1930, ici l’immédiateté des atmosphères du Douanier Rousseau ou la grâce formelle de Modigliani, là la fougue d’Utrillo ou la luminescence de Georges Rouault. Mais l’art qui marque particulièrement Jean Martin est celui des peintres allemands du XVIe siècle. Il se tourne vers la puissance expressionniste et la minutie de Cranac’h et de Matthias Grünewald, se retrouvant dans l’amour furieux et précis de la réalité. Dans cette première moitié du XXe siècle, la peinture de Jean Martin renvoie également à l’expressionnisme flamand du groupe de Laethem-Saint-Martin, qui développe dans les environs de Gand un art nourri du mysticisme et du primitivisme de l’art du Moyen Age tardif.
Comme dans l’art du Greco, les lignes d’horizon très hautes ou, au contraire, extrêmement basses, renforcent la monumentalité des compositions. Accordant une importance particulière à la couleur, Jean Martin prépare ses toiles de glacis rouge conférant à sa peinture un rendu émaillé et une lumière qui fait vibrer la matière.
Si Jean Martin s’inscrit dans une tradition assumée, c’est pour servir sa vision du chaos de l’histoire la plus contemporaine.
Si Jean Martin s’inscrit dans une tradition assumée, c’est pour servir sa vision du chaos de l’histoire la plus contemporaine. La salle principale de l’exposition, dédiée à la Guerre d’Espagne et à la Seconde Guerre mondiale, s’ouvre sur le jeune Exilé (1938), un déserteur de la Wehrmacht qui trouva refuge chez Jean Martin pendant le conflit. Le sujet témoigne de la participation active de l’artiste à la résistance. Cette « résistance intellectuelle » est omniprésente dans ses œuvres. Son Saint Sébastien circoncis figure, dans toute la franchise de sa nudité, la communauté juive sacrifiée.
Le tableau très engagé condamne les lois antisémites du règne de Vichy et encourage subtilement le réseau de « Résistance intérieure française » (RIF) que l’artiste soutient : la bâtisse à droite de la composition est celle du monastère des jésuites de Lyon, servant de point de départ au réseau. Le choix de Saint Sébastien, militaire martyr, est le prétexte pour montrer un nu dont la silhouette allongée et athlétique s’étire sur toute la surface de la toile et qui entre en résonnance avec l’actualité tragique de la guerre.
Le Crucifié de 1937 associe la figure d’un séminariste espagnol assassiné au martyr universel du Christ. L’évocation du retable d’Issenheim montre une fois encore combien l’art de Grünewald résume, aux yeux de Jean Martin, toute l’inquiétude des années 1930. Dans La blessure au côté, un Allemand porte un soldat français : Piétà des armées qui raconte tout le désarroi du destin des prisonniers de guerre. Le noyé dans L’Innondation de 1937 reprend la tradition du Memento Mori comme le fait Picasso la même année dans son Guernica. Le paysage, réduit à des formes simples, en fait une scène intemporelle.
Sensible à la souffrance humaine, la thématique des aveugles revient à plusieurs reprises dans le parcours du peintre. Imaginée comme une satire sociale, les Aveugles de 1937 illustre l’apologue du Christ adressé aux Pharisiens : « Or, si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse ». L’œuvre dénonce l’aveuglement de la Société des Nations face à la montée du fascisme. La petite linogravure de 1940 qui reprend la composition des Aveugles et les remplace par des soldats, achève la métaphore de l’artiste.
Dans ce contexte de l’entre-deux guerres et de la Querelle du réalisme lancée par Aragon en 1936, Jean Martin est invité par le critique et peintre Henri Hérault à rejoindre le groupe « Forces Nouvelles » tout juste créé. Le groupe, constitué notamment de Georges Rohner, Jean Lasne ou Tal Coat, milite en faveur d’une nouvelle figuration en réaction à la vague déferlante de l’abstraction. Jean Martin y voit l’occasion de continuer à développer une peinture qui, comme il le dit lui-même, « cherche surtout à créer des effigies les plus humaines possibles ». Dans la section de l’exposition dédiée au réalisme social, les figures isolées très sculpturales des chômeurs et ouvriers se découpent sur les paysages d’usines que l’artiste connait si bien.
Tandis qu’après la guerre la plupart des artistes font le choix de l’abstraction, Jean Martin se tourne vers la tradition byzantine et la technique primitive de la tempera qu’il utilise désormais exclusivement. Auprès du peintre grec Praxitèle Zographos il s’initie à l’art de l’icône et expose dans la galerie Art et Tradition Chrétienne ouverte en 1950 rue St Sulpice à Paris. Le Saint Martin de 1950 manifeste combien le seul langage de l’expression catholique relève, pour Jean Martin, de la forme médiévale la plus pure. Accroché à côté du tableau que son contemporain Georges Rohner consacre au même sujet quelques années plus tôt, le style néo-byzantin de Jean Martin dénote.
A contre-courant des esthétiques de la scène artistique parisienne, l’artiste se heurte à un certain isolement. Sur les conseils de Lucien Chardon et de jean Le Moal, il participe alors de 1947 à 1954 au renouveau du théâtre français. Dans les cabines de La Piscine, les nombreuses maquettes de décors, les études de masques et costumes, présentent sa participation aux mises en scènes qui l’associent à Christian Bérard, Picasso ou Georges Delerue. Pour les décors de l’émission télévisée « La Chronique des siècles », il crée un monde médiéval idéalisé qui lui permet d’exprimer tous son talent de coloriste et de puiser encore dans une époque qui n’aura cessé de l’inspirer.
A La Piscine de Roubaix, renaît un créateur obstiné qui prit part aux grands débats de son siècle. Né de l’observation aigüe de l’être humain, l’œuvre de Jean Martin dévoile au plus grand nombre un art aux profondeurs insoupçonnées.
Informations pratiques
Jean Martin (1911-1996), de l’atelier à la scène
A la Piscine, jusqu’au 9 octobre 2016
23, rue de l’Espérance
59100 Roubaix
T. + 33 (0)3 20 69 23 60
www.roubaix-lapiscine.com
Du mardi au jeudi, de 11h à 18h
Le vendredi, de 11h à 20h00
Le week-end, de 13h à 18h00
Fermé le 14 juillet et le 15 août
Tarifs : www.roubaix-lapiscine.com/pratique/tarifs-et-horaires