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1/2 Immersion (Piss Christ), 1987, Andres Serrano. Eléments pour un discernement.

C’était au Centre Pompidou, printemps 2008, lors de ma première visite de l’exposition « Traces du sacré ». J’en avais déjà entendu parler mais je ne l’avais jamais vu, même en reproduction. Accroché assez haut, "Piss Christ" (1) d’Andres Serrano m’a d’abord fait penser : « Ah bon, c’est ça !? »
Publié le 03 février 2017

Si je ne me trompe il n’y avait guère possibilité de l’observer de près. L’exposition était suffisamment passionnante par ailleurs pour que je n’en aie aucun regret. Un peu plus tard, c’est dans le catalogue que je pris le temps de l’observer plus précisément. Je l’avais oublié lorsque des polémiques commencèrent à me solliciter à l’ouverture de l’exposition anniversaire des 10 ans de la Fondation Yvon Lambert, « Je crois aux miracles ». Piss Christ me paraissait emblématique des œuvres enveloppées d’une aura, lumineuse ou obscure, qui empêche de les éprouver effectivement comme œuvre. Difficile d’observer La Joconde sans préjugés ! D’emblée, la rumeur parasite l’expérience esthétique jusqu’à parfois l’empêcher. C’est résolu de résister à la rumeur que j’entrai, un jeudi 7 avril 2011, à l’hôtel de Caumont, 5 rue Violette, siège de la Fondation Yvon Lambert à Avignon.

Nouveau dispositif, nouveau contexte. L’exposition rapprochait des œuvres déjà vues. A l’étage plusieurs œuvres d’Andrès Serrano s’accordent plus ou moins à la thématique religieuse que suggère le titre de l’exposition. Avant de m’arrêter devant Piss Christ, une autre photographie attire mon regard. Elle représente deux mains ouvertes vers le haut et posées sur des genoux vêtus d’un épais tissu blanc : The Church (Sœur Jeanne Myriam, Paris), 1991.

gauche: Andres Serrano, The Church (Soeur Jeanne Myriam), 1991. Droite: Andres Serrano, The Church (Soeur Yvette II), 1991.

Je remarque juste que, malgré la courte profondeur de champ nette sur les mains ouvertes, leur ostensible rigueur est discrètement couronnée par l’ombre qui souligne les seins de la religieuse. Quant à la frontalité, elle oriente le modèle vers moi, l’observateur. A côté, Immersion (Piss Christ), 1987 m’apparait plus petite que ma mémoire l’avait reconstruite. J’en comprendrai la principale raison plus tard. La  photo est accrochée à hauteur de regard. Cette fois, je peux vraiment prendre le temps de la regarder attentivement en essayant de revenir un peu à une expérience sensible débarrassée d’affects envahissants.

Description.

Je remarque que la couleur l’emporte sur la figure : les nuances d’un camaïeu – allant du brun rouge au jaune d’or en passant par diverses nuances d’orangée – baignent l’objet parfaitement vertical et centré. La base de la photo l’interrompt, alors que son sommet est visible. La figure du crucifié parait floue par endroit. La partie droite de la croix en légère perspective se nimbe de brume dorée alors que la partie gauche plus en avant et très nette révèle des veines de bois. Le tout éclairé fortement de la droite et ponctué de multiples perles minuscules, certaines regroupées en une diagonale basse orientée comme la lumière. Ces perles qu’on peut identifier à des bulles d’air constituent un indice de la présence d’un liquide.

Formellement, composition, lumière et couleurs, l’œuvre s’inscrit dans la tradition classique, de la Renaissance à Goya en passant par Velázquez et Rembrandt. Mais cette tradition ajoutée au cadrage tendent à accentuer l’illusion d’une représentation non d’un objet de piété, le crucifix, mais du calvaire et de la crucifixion de Jésus. La photographie joue de ces codes et met en scène le crucifix de manière à atténuer sa réalité d’objet et accentuer l’identification à ce qu’il représente, la crucifixion. En revanche le liquide orangé réoriente l’interprétation vers la photographie d’un objet de piété à l’instar des boules à neige abritant grotte de Lourdes et sainte Vierge vendues comme articles religieux.(2)

En quittant l’exposition l’œuvre de Serrano me « travaille ». A la fois je la trouve belle et esthétiquement provocante mais j’ai aussi l’impression d’être manipulé, voire dupé. Les conventions empruntées à la peinture occidentale la plus classique provoque une interrogation sur le sujet déplacé d’un crucifix immergé à la représentation de Jésus crucifié, une Crucifixion. Et le cartel, première information extérieure à l’œuvre, habituellement, renforce cette impression. Le titre, à lui seul, pose plusieurs questions.

Cartel et titulus.

Immersion (Piss Christ), 1987, indique le cartel placé à côté de l’œuvre. Imaginons un instant ce titre dans une langue moins parlée que l’anglais ; en allemand : Harn Christus, ou dans une langue encore moins pratiquée, Hrist Pišaća en serbe, le regard aurait pu accueillir l’œuvre avec moins de préjugés ! Le titre comporte d’abord la confirmation de la présence d’un liquide : Immersion. Suivi des mots connus entre parenthèses, Immersion peut être compris comme renvoyant à une série. Entre parenthèses, le seul rapprochement des deux mots Piss et Christ suffit à scandaliser et semble-t-il bien avant ce qu’ils désignent : fluide corporel et Jésus-Christ. C’est cette partie du titre qui va s’imposer au point d’en parler comme d’un genre pictural : on dira Le Piss Christ de Serrano comme on dit Les colonnes de Buren, autre titre décalé, ou Le David de Michel-Ange. D’emblée le discours a envahi la représentation.

Immersion (Piss Christ), 1987, Andres Serrano

Or ce titre trompe à la fois sur la nature du liquide et du sujet. On apprendra qu’il ne s’agit pas seulement d’urine mais d’un mélange d’urine et de sang, ce qui explique la couleur orangée ; et que le sujet immergé n’est pas le Christ mais un petit objet, une effigie nommée crucifix. Serrano qui revendique de nommer ses œuvres par une simple description, devait donc l’intituler, Urine and Blood Crucifix. Urine et non Piss, plus trivial.

Je ne peux m’empêcher de penser à un autre « cartel » où les langues importent, trompeur mais mémorable. Il s’agit du titulus l’écriteau rédigé par Pilate et fixé à la croix du supplice dont parle l’évangile de Jean. « C’était écrit en hébreu, en latin et en grec » pour ce qui concerne le titulus... En effet, « les grands prêtres des Juifs dirent à Pilate : « N’écris pas : « Le roi des Juifs », mais : « Cet homme a dit : Je suis le roi des Juifs. » » (Jn.19, 21-22) L’écrit trompe sur ce qu’il désigne, en l’occurrence le motif de la condamnation. Mais, toujours en suivant l’Evangile, « Pilate répondit : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » » ; ce qui est écrit est écrit, c’est irrémédiable.

En cliquant sur ce lien, découvrez dès à présent la suite des éléments de discernement face à l’oeuvre Immersion (Piss Christ) d’Andres Serrano: les contextes. Celui de sa création et celui des différentes observations 

 

Père Michel Brière, Aumônier des Beaux-arts, au service du Monde de l’art

Suivez les pérégrinations artistiques du P.Brière sur L’Âme de l’art


1.Immersion (Piss Christ), 1987, Andres Serrano, photo cibachrome, silicone, plexiglas, 59,7 × 40,6 cm, cadre de bois ; vue : exposition « Traces du sacré », centre Pompidou et collection Yvon Lambert, Avignon. Existent quatre éditions grand format (152,4 x 101.6 cm).

2. On peut trouver sur Internet une boule à neige à paillettes d’or contenant une figure du Christ : Il Cristo Degli Abissi. Elle vient de Fruttuoso di Camogli, en Ligurie où cette statue en bronze du sculpteur Guido Galletti a été immergée par la marine italienne en 1954, à la mémoire de tous ceux qui ont péri en mer.

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