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2/2 Immersion (Piss Christ), 1987, Andres Serrano. Eléments pour un discernement.

Nous voici entraînés de plus en plus en dehors de l’œuvre elle-même. Le contexte à la fois spatial et historique. Et il faut parler de contextes, au pluriel : celui de la création, et celui des différentes observations.
Publié le 03 février 2017

En cliquant sur ce lien, découvrez les premiers éléments de discernement face à l’oeuvre Immersion (Piss Christ) d’Andres Serrano: sa description et son titre.

– Création, 1987.

La présence de sang, de connotation plus noble, pouvait orienter l’interprétation de l’œuvre, en particulier dans le contexte de sa création en 1987 marqué par la découverte du virus du sida, épidémie alors en pleine croissance. Isolé par l’Institut Pasteur de Paris en 1983 il avait été remarqué pour la première fois aux États-Unis dès 1981. On peut alors mieux accueillir l’intérêt du photographe pour les fluides corporels : sang, larmes, urine, sperme (Blood and Soil, Ejaculation in trajectory, Blood stream, Blood and Piss).

Il photographie aussi un certain nombre d’objets culturels immergés, des reproductions de statues célèbres : le Discobole (Piss Discus, 1987) le Penseur de Rodin (Piss Thinker, 1988), une Vierge au Rocher (Madonna of the Rock, 1987), un buste féminin (Female Bust, 1988) dans l’urine et une Crucifixion avec la Vierge Marie et probablement saint Jean, dans le sang (Crucifixus, 1989).

IMMERSION (PISS CHRIST), 1987, ANDRES SERRANO
– Environnement religieux, 2011.

Des recherches sur Internet me conduisent à des clichés représentant le photographe devant un tirage de grandes dimensions. Je comprends mieux les cotes rapportées par le catalogue de Traces du sacré, et mon impression devant l’œuvre plus petite vue à Avignon. Il existe sans doute 4 exemplaires de « 152.4 x 101.6 cm, cadre de bois (165.1 x 114.6 cm.) » que je n’ai pas vus. Mais c’est devant l’une d’elles qu’une photo de Serrano circule sur les réseaux sociaux.

J’apprends très vite qu’un petit groupe d’extrémistes catholiques suscite des manifestations. Un « mouvement politique inspiré par le droit naturel et la doctrine sociale de l’Église et regroupant des laïcs catholiques engagés dans l’instauration de la royauté sociale du Christ sur les nations et les peuples en général, sur la France et les Français en particulier » croit que « le Décalogue est la charte et le fondement de l’Etat : sa loi fondamentale n’est donc pas la Déclaration des droits de l’homme. » Il sera en permanence appuyé par un groupuscule de nationalistes-catholiques et contre-révolutionnaires, comme ils se nomment eux-mêmes. Parallèlement l’évêque du Diocèse d’Avignon, Mgr Cattenoz, demande le retrait de l’œuvre. Il représente sans doute assez bien la sensibilité de nombreuses personnes, atteintes et émues par la dérision d’un signe religieux. Beaucoup de chrétiens, en fait surtout les catholiques, mais aussi des musulmans sont outrés ou attristés, au moins gênés, de savoir cette image de Jésus souillée, agressée, insultée.

– Environnement culturel et social, 2011.

On doit rapprocher des événements concomitants. Si le titre ne suffisait pas à choquer, le contexte de l’exposition avait envenimé ce qu’une telle image pouvait avoir d’insultant, en particulier aux yeux de catholiques pratiquants. Probablement pour l’efficacité de la communication, Eric Mézil, commissaire de l’exposition, en avait fait l’œuvre emblématique en l’imprimant très agrandie sur une bâche apposée sur le mur d’entrée de l’hôtel de Caumont. Il n’ignorait pas qu’en 1997 l’œuvre avait déjà été vandalisée à l’intérieur de la National Gallery of Victoria de Melbourne, Australie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gauche: Piss Thinker, 1988 – Droite: Madonna of the Rock, 1987, Andres Serrano

Il pouvait supposer qu’une telle mise en avant de l’œuvre, passée inaperçue en 2008 dans « Traces du sacré », allait susciter des réactions et des manifestations analogues à celles provoquées lors de précédentes expositions. Effets garantis. Bons pour attirer la presse et tous les médias. C’est un travail normal pour un professionnel de la culture. Ajouté au titre, cet affichage constitue alors un nouveau filtre, voire même un nouvel écran entre l’œuvre et des spectateurs, un nouvel élément du dispositif précédant l’accès à l’œuvre elle-même. On peut facilement supposer que nombre de réactions ont été organisées sans le moindre regard à l’œuvre, uniquement fondées sur le titre et cet affichage. On quitte le domaine esthétique pour ceux de l’éthique, de l’économique et du politique. Mais dans quelle mesure faut-il les dissocier ?

D’autres atteintes à l’image du Christ vont émouvoir beaucoup de catholiques et mobiliser les mêmes groupuscules d’activistes. En particulier, deux pièces de théâtre : Sul Concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu) de Roméo Castelluci au théâtre de la Ville et, à l’automne 2011, Golgota Picnic de l’argentin Rodrigo Garcia au théâtre du Rond-Point, après le Théâtre Garonne de Toulouse.

– Semaine Sainte 2011.

En même temps, la Semaine Sainte 2011 offrait aux croyants un nouveau contexte à l’œuvre. Une invitation à accueillir l’œuvre à la lumière de la Foi et de la Parole de Dieu. Or, peu de place a été donnée à l’esthétique, à la théologie et à la spiritualité dans l’approche de l’œuvre. D’emblée, à l’ouverture sur ce sommet de l’année liturgique, les évangiles soulignent plusieurs fois que le Christ dès son entrée à Jérusalem refuse le pouvoir politique. Son Royaume « n’est pas de ce monde ». Jésus insiste : « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. » (Jn.18,36) De là à conclure que ceux qui combattent ne sont pas des gens du Christ…

Le mystère de l’Incarnation remet Jésus-Christ, l’image du Dieu invisible entre les mains humaines. Mais l’image du Dieu invisible, c’est le Christ, pas un crucifix. Identifier le Christ à sa représentation et à ses figures confine à l’idolâtrie.

Et puis Jésus se laisse approcher des lépreux (Mt.8,2-3), il les touche, et alors qu’il mange même chez l’un d’eux, Simon, il se laisse toucher par une femme (Mc 14,3), probablement la pécheresse que son hôte Pharisien juge impure (Lc.7,37). Jésus dénonce la conviction qu’au contact du pur et de l’impur ce serait l’impur qui l’emporterait. Il se laisse toucher parce que c’est Lui qui agit. Il purifie. Si nous croyons à la puissance rédemptrice du Christ comment succomber à la tentation de mettre la puissance du côté du trivial ou de l’abject ?

Ensuite, notre Dieu incarné en son Fils Jésus a suscité dans l’histoire de violentes contestations. Les évangiles racontent qu’on se moque de lui et même, en ce Vendredi Saint, que déjà un fluide corporel l’a atteint au cours de sa Passion. Des soldats « lui frappaient la tête avec un roseau et ils lui crachaient dessus, et ils ployaient le genou devant lui pour lui rendre hommage. » (Mc.15,19) Ce que des peintres ont représenté, à commencer par leur bienheureux patron, Fra Angelico. Ces insultes participent de sa Passion. Une Passion qui ne précède la Résurrection que selon un regard étroitement historique, comme la pluie avant le beau temps. Mais, théologiquement, les événements de la Passion se poursuivent au présent, comme autant de mystères selon, notamment, la pensée de Bérulle. Ce sont bien des faits historiques « passés quant à l’exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu. »

Le mystère de l’Incarnation remet Jésus-Christ, l’image du Dieu invisible entre les mains humaines. Mais l’image du Dieu invisible, c’est le Christ, pas un crucifix. Identifier le Christ à sa représentation et à ses figures confine à l’idolâtrie. « Ce Jésus, Dieu l’a ressuscité ; nous en sommes tous témoins. » (Ac.2,32) Il est vivant désormais. Dans son Eucharistie, sacramentellement, et dans les plus petits, les moindres que sont ses frères (Mt.25,40.45). Eux ne sont pas des objets de piété ni des effigies ou des emblèmes de la réalité sociale et politique de l’Eglise, ils sont des personnes vivantes et souffrantes. Chaque fois que ces moindres sont bafoués, humiliés, méprisés, oui, là il y a de quoi mobiliser les énergies de l’Eglise. Car c’est le Christ lui-même qui est atteint. Pas une effigie.

Gauche: Andres Serrano, Black Jesus, 1990. Droite: Andres Serrano, Black Mary, 1990.

Cependant, je suis touché, ému, par ces manifestations d’une souffrance et d’une incompréhension profondes. Des croyants se sentent attaqués et sont blessés. En pensant à saint Paul qui, malgré la liberté intérieure qui est la sienne, malgré son « Tout est permis », met en avant l’édification de la communauté et la foi des plus faibles : « Ne soyez pour personne une occasion de chute » écrit-il au Corinthiens (1Cor.10,32) « ni pour les Juifs, ni pour les Grecs, ni pour l’Eglise de Dieu. » Alors, oui, veillons au respect des croyants (de quelque religion qu’ils soient d’ailleurs) et en particulier des croyances religieuses des plus faibles. Le Diocèse de Paris provoquera finalement un rassemblement de prière et de méditation le 8 décembre au soir à Notre-Dame de Paris. Ce grand rassemblement a permis à de nombreux catholiques d’Ile de France de manifester leur foi en Jésus-Christ, crucifié, mort et ressuscité sans jamais prendre parti sur le plan éthique ni esthétique. Beaucoup avaient le sentiment que, ces derniers temps, des artistes s’acharnaient sur des représentations du Christ en images et en spectacles.

Mais, le dimanche des Rameaux, dans l’exposition d’Avignon, deux hommes attaquent au pic ou au marteau non seulement Immersion (Piss Christ), 1987, mais aussi, étonnamment, The Church (Sœur Jeanne Myriam, Paris), 1991. Même Mgr Cattenoz a condamné une telle action.

L’artiste est accusé de blasphème. Or le délit de blasphème n’existe plus en droit français. Et dans les évangiles, c’est Jésus lui-même qui est accusé de blasphème. Les scribes (Mt.9,2 ; Mc.2,7), le grand prêtre (Mt.26,65 ;Mc.4,64), l’accusent de blasphème, parce qu’il insulte Dieu, il s’en prend à Dieu parce que, n’étant qu’un homme, on l’accuse de se faire Dieu. «Les Juifs lui dirent : « Ce n’est pas pour tes belles actions que nous te lapidons, mais pour un blasphème et parce que toi, n’étant qu’un homme, tu te fais Dieu. » » (Jn.10,33)

Andrès Serrano, lui, se défend de blasphémer. Telle n’est pas sa volonté. Son travail revendique bien d’autres préoccupations. Mais le dernier mot sur une œuvre n’appartient pas à l’artiste, il est à ceux qui la reçoivent au cours du temps, souvent avec des appréciations fluctuantes.

ANDRES SERRANO, THE CHURCH (SOEUR JEANNE MYRIAM), 1991.
Jésus et son image.

Pour le moins reconnaissons que l’image de Jésus continue de déranger et de susciter la créativité des artistes.
A l’origine les signes de la croix du Christ se gardaient bien de porter la représentation de Jésus crucifié ; c’est la victoire de la résurrection qu’il fallait évoquer. Une exception significative : un graffiti de la moitié du deuxième siècle retrouvé à Rome, au Palatin représente un crucifié à tête d’âne devant lequel un petit bonhomme lève la main en signe d’adoration. La légende précise en grec : Alexamenos adore son Dieu. Donc, dès l’origine, on se moque des chrétiens et la figure d’un Dieu qui se laisse crucifier scandalise. Que la première image du Christ connue soit une caricature infamante manifeste la radicalité spirituelle de la foi chrétienne, en particulier pour les forts et les riches.

Chaque fois que ces moindres sont bafoués, humiliés, méprisés, oui, là il y a de quoi mobiliser les énergies de l’Eglise. Car c’est le Christ lui-même qui est atteint. Pas une effigie

Quand les chrétiens commencent à représenter Jésus en croix, à partir du VIème siècle, c’est avec une couronne royale et parfois un vêtement liturgique, allusion à son statut de « grand prêtre selon l’ordre de Melchisedek » (Hb.5,10) et non celui des Lévites. La représentation du Calvaire et de la souffrance n’apparait que très progressivement. Dans les églises, ces signes comme les objets de culte et les images ne doivent en aucun cas être adorés. Le second concile de Nicée (787) distingue soigneusement la vénération due aux images de l’adoration qui ne convient qu’à Dieu. Les images n’ont pour but que d’amener à se souvenir des modèles originaux. « Plus on regardera fréquemment ces représentations imagées, plus ceux qui les contempleront seront amenés à se souvenir des modèles originaux, à se porter vers eux, à leur témoigner en les baisant, une vénération respectueuse sans que ce soit une adoration véritable (alêthinên latreian) selon notre foi, qui ne convient qu’à Dieu seul. »

Qu’une œuvre d’art réveille notre accoutumance au scandale s’accorde plutôt bien à ce Jésus qui scandalisait son époque. Lorsqu’il proclame : « Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » Mt.18,7, il parle de lui-même. Jésus sait qu’il dérange, offense une pensée et des pratiques ancrées dans la tradition. « Heureux celui qui ne trébuchera (scandalisthè) pas à cause de moi ! » Mt.11,6 ; Lc.7,23. On lui fait remarquer : « Les Pharisiens se sont choqués (escandalisthèsan) de t’entendre parler ainsi. » (Mt.15,12) Mais les disciples eux-mêmes se troublent, et s’enfuiront au moment du procès. Jésus leur dit : « Vous tous, vous allez succomber (scandalisthèsesthé) à cause de moi, cette nuit même. » (Mt.26,3) Quant à l’enseignement sur le Pain de vie beaucoup de disciples ne peuvent l’entendre : « Jésus leur dit : Cela vous scandalise ? »

Enfin, avant de parler de christianophobie, ce que la brutalité et la provocation expriment mérite aussi d’être entendu avec une compréhension fraternelle. En particulier, Rodrigo García, l’auteur de Golgota Picnic, argentin comme le pape François, a grandi sous la dictature du général Videla. Quelques prélats catholiques, évêques ou cardinaux ont associé le nom de Jésus à des idéologies meurtrières. Sous couvert d’anticommunisme, des ecclésiastiques catholiques ont soutenu le putsch de cette junte qui reprenait volontiers la rhétorique national-catholique sur les thèmes du rétablissement de l’ordre moral chrétien et de la défense de la « civilisation occidentale chrétienne ».

Un discernement.

Tout semble converger vers une meilleure acceptation, et même un accueil de cette œuvre avec la liberté intérieure que permet une approche esthétique. Et pourtant… si tout est permis tout n’édifie pas. Paul exhorte les Corinthiens : « prenez garde que cette liberté dont vous usez ne devienne pour les faibles, occasion de chute. Et ta science alors va faire périr le faible, ce frère pour qui le Christ est mort ! En péchant ainsi contre vos frères, en blessant leur conscience, qui est faible, c’est contre le Christ que vous péchez. » (1Cor.8,9.11-12)
Je m’interroge pourtant : qui sont les faibles ? Et les forts, ne sont-ils pas du côté de ceux qui veulent enfermer la foi dans les signes religieux et l’Eglise dans une fonction politique ? C’est à chacun de se prononcer, en conscience.

Père Michel Brière, Aumônier des Beaux-arts, au service du Monde de l’art

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