Un musée demande un chantier énorme mais à part ceux qui y travaillent personne n’y est entré. Aujourd’hui, les ouvriers occupent encore une place importante dans notre société sans que nous en ayons conscience.
Christine Blanchet: Sophie, pourquoi as-tu voulu être artiste ?
Sophie Bellot : L’art est mon moyen d’expression. Il me permet de montrer ce qui retient mon intérêt dans le monde sans que je puisse en parler avec des mots. La vie humaine concentre mon attention. Je m’attache à en montrer les aspects discrets remarquables.
Ton médium est donc la photographie, comment s’est-il imposé ?
La photographie m’offre la possibilité d’écrire mon rapport à la vie. J’apprécie que cet outil construise une image brute qui ne s’élabore que dans l’instant de la prise de vue. De plus, il me donne la liberté de mouvement nécessaire à ma pratique.
Avant d’aborder tes récents travaux, j’aimerais que tu nous parles de tes séries Replier, Manœuvrer et Orchestrer qui traitent du monde ouvrier. Elles sont marquées par l’absence de présence humaine. Ces photographies portent en elles ce qui te caractérise, et que Jean-Marc Cerino souligne aussi dans son texte, ta modestie, ta douceur, ce qui n’enlève en rien à l’objectivité de ton regard.
Le monde ouvrier correspond bien à mes préoccupations artistiques, et à la curiosité qui anime mon travail. J’aime montrer « l’arrière-boutique en action ». Je ne suis pas fondamentalement dans la revendication ou dans le documentaire. Le milieu m’intéresse et je m’en inspire. Nous savons tous qu’Amazon fait parvenir des colis aux quatre coins du monde, mais peu ont vu un hangar. Tout comme nous savons qu’un musée demande un chantier énorme mais à part ceux qui y travaillent personne n’y est entré. Aujourd’hui, les ouvriers occupent encore une place importante dans notre société sans que nous en ayons conscience.
Comment passais-tu de ta journée de préparatrice à celle de photographe ?
Mes prises de vues étaient toujours faites en ayant en tête l’activité matinale. Rien ne changeait si ce n’est mon outil, je gardais ma tenue et mes chaussures de sécurité. Je n’avais pas de déguisement d’artiste ni d’ouvrière, je restais moi-même.
Durant la matinée, je n’avais pas de perspective globale car ma tâche impliquait que je reste à un seul poste. L’après-midi, j’allais partout pour voir ce que je ne pouvais pas voir. Je passais d’un travail aliénant à une liberté de mouvement et de création.
Tu dépeints le monde ouvrier sans présence de celui-ci. Il y a les traces humaines de ces hommes et de ces femmes aux conditions de vie difficiles, mais tu ne montres pas, tout est dans l’évocation. Il n’y a pas de voyeurisme.
L’absence d’ouvrier s’explique en premier lieu par le fait que je ne voulais pas déranger l’activité. En effet, j’étais d’abord admise là-bas en qualité d’ouvrière.
Mais en l’occurrence, nous sommes à la genèse du monde ouvrier dans ces photos. L’usine est en effet le berceau du monde ouvrier. Je montre l’origine de l’activité ainsi que son cadre. Nous n’avons pas besoin de voir des individus ici car le corps se pré sent : On distingue les aires de sorties, on remarque la disposition des outils et des machines qui laisse deviner en creux la présence.
Les usines sont des infrastructures faîtes pour accueillir le travail humain mais pas la personne humaine : c’est dangereux, il y fait froid ou chaud, il y a de la poussière et du bruit. Tout est régi par des règles, la production est bien orchestrée afin que chacun fasse un quota. De plus, je ressentais un contraste entre la solitude de mon poste et la conscience de la fourmilière qui s’agitait autour de moi. J’avais l’impression de brassais de l’air : Toujours les même palettes, toujours les mêmes produits. On a que quelques minutes de pause et pour discuter avec ses collègues. Tout cela est bien connu, mais mes photos en parlent silencieusement et avec pudeur.
On comprend bien là ton rapport au temps et au lieu.
Lorsque je décide de m’attacher à un lieu, je peux prendre beaucoup de temps avant d’avoir l’opportunité de m’y immiscer. Le temps et la patience sont finalement mes meilleurs alliés. Manoeuvrer est le cas le plus explicite. Il s’agissait de suivre la construction du chantier du musée le MUCEM à Marseille qui a débuté en novembre 2009. La première partie de mon travail a été d’obtenir le droit de passage. Cela induit un temps parfois long parce qu’avant de venir avec mon appareil photo, j’effectue de nombreux allers retours pour déterminer l’axe de travail.
Dans cette série, tu dis que ton corpus d’images a considérablement évolué avec le temps, pourquoi ?
Avant, Pendant et Maintenant sont les trois termes qui scindent ce corpus. Chaque partie se distingue par un choix formel qui lui est propre. Déconstruire constitue l’Avant. Ce triptyque relate la fin d’un lieu accueillant des moments de plaisir éphémère (le manège de la fête foraine par exemple) voué à accueillir l’établissement d’une institution culturelle durable. Cela évoquerait la fin de l’enfance et de ces joies courtes qui correspond avec l’entrée dans l’âge adulte durant lequel on s’établit. Ce glissement de l’éphémère vers le durable, le fondé anime ce corpus. Ainsi Port d’attaches est le Pendant de ce travail.
Je capte la transformation en œuvre de ce lieu et constate que la vie précédente décrite n’existe plus. Elle s’est déplacée et transformée. L’évolution du lieu se donne à voir tant par la disparition des anciennes habitudes à l’emplacement du chantier que par leurs persistances à sa lisière. On découvre alors l’essence de ce lieu, demeurant malgré le changement, rappelant son passé tout en préfigurant son avenir. Cette série sera la plus longue du corpus. Elle contient peut-être le cœur de mon propos : un lieu comme un individu grandi et évolue à partir d’un passé qui le définit. Et le Maintenant reste à construire.
C’est donc toujours un travail in progress*. On comprend parfaitement ces différentes étapes liées à la transformation du site. Qu’a donc retenu ton œil de celle-ci ?
Pendant la première année de la construction du musée, tout en étant à l’intérieur du chantier, j’ai été absorbée par l’évolution du lieu dans son environnement patrimonial et architectural qui le bordait. Ma préoccupation a consisté à intégrer l’extérieur dans le chantier. Je n’ai pas focalisé mon regard sur des gros plans mais au contraire je l’ai ouvert en intégrant les édifices avoisinants : la cathédrale de la Major, les HLM, le fort Saint-Jean, les grues du port, etc…
Avec ce parti pris, je me suis rendue compte que j’étais localisable et qu’il soulignait le caractère durable de mes sujets. Jusque-là mon travail traitait d’éléments éphémères. Un glissement s’opère ici car il s’agissait là d’un bâtiment possédant des fondations, conçu pour durer. Mais, pour la seconde étape de la construction, l’équipe a changé et aucune communication n’a été envisageable, je suis donc restée à l’extérieur où je me suis attachée à saisir la vie voisine de ce futur monument.
La notion d’intérieur/extérieur est un axe central dans ton travail, et cette idée est renforcée dans Replier.
La dialectique intérieur/extérieur est importante dans mon travail. Je traite de la vie discrète des Hommes et des lieux. L’intérieur pointe l’intime tandis que l’extérieur pose le cadre général. Replier, par sa construction sur le principe de la cohabitation des plans illustre en effet cette démarche. Je me situe dans les jardins visibles au premier plan et au second plan la présence des barres introduit le contexte. Les jardins appartiennent aux personnes qui habitent dans les immeubles et donc je propose une partie de leur vie cachée. Cependant, je conserve de la pudeur car je pose un regard indirect sur la vie privée des habitants de ces HLM. En y repensant cette dialectique est similaire à celle du yin et du yang dans le sens où l’un nourrit l’autre et réciproquement ou alors le manifesté résulte du non manifesté. Chaque terme contient alors son opposé. Mes intérieurs sont aussi des extérieurs de même que mes extérieurs sont des intérieurs.
Je capte la transformation en œuvre de ce lieu et constate que la vie précédente décrite n’existe plus. Elle s’est déplacée et transformée.
Peux-t-on revenir sur les titres de tes premières séries : Arpenter, Replier, Orchestrer, Tailler…
Le verbe indique l’action dont parle les séries qu’elle soit explicite ou implicite. Le choix de l’infinitif autorise à conjuguer à toutes les personnes. Le mouvement de la photographie devient alors communicatif.
Dans Replier et Manœuvrer, il y a la question du paysage que tu vas prendre plus à bras le corps dans tes photos récentes. Le monde que tu décris a-t-il avoir avec cette idée du paysage ?
Ces paysages représentent un usage de la vie et mes photographies témoignent de ces faits. Je m’attache à regarder la partie de ce monde qu’on oublie assez facilement. On ne la nie pas mais on l’oublie car c’est plus simple voire plus arrangeant. Le monde que je décris est là sans être là. Il passe habituellement inaperçu car il peut être caché ou au contraire faire partie du décor à tel point qu’on ne prend plus la peine d’en relever la présence.
Je traite de ces lieux en prenant la distance que je juge nécessaire. Je rejoins Jeff Wall lorsqu’il écrit dans ses essais Sur la fabrication des paysages que : « Pour faire un paysage, nous devons reculer à une certaine distance – assez loin pour nous détacher de la présence immédiate d’autres personnes (figures), mais pas au point de perdre la capacité de les voir comme des agents dans un espace social. »
En balayant les images une par une, on retrouve l’atmosphère générale de tes premières séries : les cabanes, le paysage, les traces, l’absence humaine souvent…
Ces éléments sont inhérents à la manière dont je regarde le monde. Je veux éviter de parler de généralités qui me dépassent. Je place mon regard à hauteur d’Homme. Je photographie ce que me montre les yeux des autres. Je pense donner ainsi un caractère plus universel à mon propos. En effet, le contenu des existences individuelles est partageable par-delà les frontières et les catégories sociales. Je préfère éviter d’englober les gens dans des généralités ou des phénomènes mal compris ce qui en fait des objets d’études. Je reste attachée à l’humain, au rapport entre la petite et la grande histoire, que ce soit en France ou ailleurs.
Sophie, je voudrais te poser une dernière question : à ton avis, l’art doit-il être forcément engagé ?
J’apprécie l’art engagé. Mais je pense qu’une œuvre doit être capable de garder sa force à travers les époques. Cela implique de dépasser les engagements s’inscrivant dans un contexte trop étriqué. Je n’aime pas les private joke, le message de l’artiste doit viser l’universalité. L’engagement constitue un moyen non une fin. L’art ne doit pas être forcément engagé. Mon travail d’ailleurs ne l’est pas. Je le qualifierais de conscient. Je présente mon expérience du monde en étant consciente de ce qui s’y passe. Je parle du quotidien, de la vie réelle donc tout n’est pas rose. Mais je ne porte pas de revendication en tant que telle.
Christine Blanchet
*En art, la locution « work in progress » est employée par un artiste qui désire présenter soit un projet, soit son œuvre pendant son exécution.