Vous enseignez aujourd’hui les techniques du vitrail à l’École nationale supérieure des beaux-arts. Vous y avez-vous-même été formé.
Je suis rentré à l’école en 1971, j’y suis resté jusqu’en 1973. J’étais dans l’atelier d’art monumental de Jean Bertholle où l’objectif était d’intervenir effectivement dans des édifices publics ou religieux qui précisément recevaient un public. L’atelier avait une ambition d’inscription dans l’architecture et répondait finalement à un certain nombre de paramètres sociaux.
Quand la question du vitrail s’est-elle posée ?
Aux beaux-arts, j’ai rencontré Dominique Duchemin dont le père était verrier. À l’époque, je n’imaginais pas du tout faire du vitrail. Je connaissais le vitrail comme chacun d’entre nous, quand on entre dans une église. Je pensais d’ailleurs que c’était presque une exclusivité d’expression religieuse. Les circonstances ont fait que j’ai travaillé dans l’atelier de mon beau-père, tout simplement pour gagner un peu d’argent. J’ai donc fait du vitrail mais sans idée d’intervenir dans la création, c’était très loin de mes préoccupations. Je suis resté dans cet atelier à faire les besognes d’un verrier et j’ai essayé de vendre ma peinture. L’occasion s’est présentée de faire un projet de vitrail, j’ai finalement été un peu plus choisi par le vitrail que je ne l’ai choisi, même je m’étais engagé en faisant un projet en 1982. J’ai réalisé les vitraux de la petite église de Mouton, dans les Charentes. J’ai travaillé sur la transparence, la translucidité. Évidemment, j’étais sans doute influencé par l’atmosphère du moment, le minimalisme, Support/Surface…, une manière extrêmement économe d’appréhender les choses.
Dans quelle mesure les deux pratiques – peinture et vitrail – se sont-elles influencées ?
Dans le vitrail, le fonctionnement de l’obscurité met en valeur la lumière pour la nourrir.
Mon travail pictural plastique a été influencé par le vitrail lui-même. Comme je travaillais dans cet atelier, ma réflexion s’est portée sur le médium lui-même, son mode de fonctionnement, son mode d’existence. La lumière certes, mais la lumière reste le problème des arts plastiques en général. Or, la lumière dans le vitrail est un peu particulière puisqu’on se trouve en vis-à-vis, avec un phénomène de contre-jour. Le noir n’existe finalement pas. Le contexte architectural d’une église compte dans la perfection de l’absorption de la lumière ou sa mise en évidence : ce volume monolithe, où les espaces ne sont pas divisés ou peu, est un piège à lumière.
Vous n’avez pas immédiatement commencé à travailler avec d’autres artistes ?
Non. En 1983 ou 1984, j’ai rencontré François Mathey qui dirigeait les arts décoratifs. J’allais le voir pour lui montrer mon travail. Il m’a proposé d’être intermédiaire entre un artiste – que je ne citerai pas – et le vitrail, c’est-à-dire d’exécuter, de réaliser un artiste. Je lui ai répondu que je n’étais pas verrier et que je ne me sentais pas du tout la possibilité de servir de pont entre une technique et un artiste pour plusieurs raisons. Je n’étais peut-être pas assez affirmé et craignais d’être anesthésié par ce travail avec un artiste.
Le basculement a donc eu lieu avec Jean-Michel Alberola et les vitraux de Nevers dans les années 1990. Connaissiez-vous ce long chantier commencé dès l’après-guerre ?
Il faut bien garder à l’esprit que dans la transposition, dans l’interprétation, ces deux personnages que sont l’artiste créateur et le technicien pourraient avoir le sentiment que l’un empiète sur le territoire de l’autre. Très vite, ces questions se sont effacées dans nos relations avec Alberola.
Nous ne participions pas au chantier, mais nous étions très informés. Lorsque le verrier qui travaillait avec Alberola s’est malheureusement tué en voiture, il a fallu continuer ses vitraux et l’atelier Duchemin a été sollicité. De mon côté, je m’intéressais évidemment aux vitraux de la cathédrale de Nevers, il y avait bien longtemps qu’il n’y avait pas eu de figuration dans le vitrail. Cette figuration me prenait un peu au dépourvu parce que c’était une figuration de citation essentiellement. Alberola était au début sur la réserve, il avait déjà une expérience avec un autre verrier et il était très exigeant.
Cette belle expérience va nous laisser à penser que l’on peut peut-être travailler avec des artistes. Cela se produit à un moment où sans doute intuitivement je sens aussi que cette expérience peut être enrichissante et non plus appauvrissante pour mon propre travail. Parallèlement, à partir du milieu des années 1980, j’ai eu la chance d’avoir une succession de chantiers avec des commandes personnelles et de continuer à développer l’écriture qui est la mienne.
Vous avez ensuite travaillé avec des artistes très différents David Rabinowitch ou Robert Morris. Comment avez-vous envisagé ces collaborations ?
Alberola s’inscrivait dans une technique traditionnelle, même s’il l’appréhendait de façon un peu originale. Rabinowitch est un sculpteur qui travaille plutôt le volume. Il travaille sur le nombre, sur la partition, sur le découpage de l’espace. Lors de sa première venue à l’atelier, avant d’avoir fait ses maquettes, il a trouvé parmi les morceaux de verre une cive, un cul de bouteille tout simplement. Je lui ai expliqué que c’était un des moyens de fabriquer du verre plat depuis le Moyen Age. Ce morceau va servir de support à son projet. Il y voyait l’état le plus primitif de fabrication du verre.
L’appréhension de la technique et le travail à partir du matériau sont donc essentiels pour créer un projet.
C’est un aspect important. J’ai eu la chance de me trouver dans l’atelier d’une famille de verriers, dont j’ai coutume de dire qu’il s’agit de marins plutôt que d’armateurs, c’est-à-dire qu’ils ont travaillé eux-mêmes dans de nombreux ateliers, par exemple dans l’atelier Grüber ou l’atelier Bony. L’entreprise proprement dite a été créée dans les années 1950. Elle n’avait pas un passé établi avec des habitudes trop lourdes ou une présence du vitrail ancien qui aurait beaucoup occupé les esprits et l’espace. Il y avait de nombreux matériaux qu’on ne trouvait pas dans d’autres ateliers, des techniques adaptées à d’autres domaines que le vitrail. Mon beau-père a fait ce qu’on appelait à l’époque du bombage, ce qu’on appelle aujourd’hui du thermoformage. Ceci nous a donné beaucoup de liberté dans notre relation avec les artistes : on se préoccupait d’avantage de leur velléité à l’égard de la lumière.
Dans quelle mesure cette porosité à d’autres techniques extérieures au vitrail a-t-elle joué un rôle ?
L’œuvre est le résultat du concept de l’artiste et ensuite de sa confrontation au matériau.
Par exemple pour Robert Morris, sans l’expérience du thermoformage, nous n’aurions pas trouvé, lui comme nous, la solution adoptée. Quand Robert Morris est venu nous voir, il avait apporté une image tirée d’un ouvrage scientifique sur le développement d’une onde dans un liquide. Il se demandait comment transposer cette idée dans le verre. L’édifice concerné est sur une presqu’île, à Maguelone, et cet édifice était l’épicentre de son projet à tous les sens du terme. Nous avions d’abord pensé au sablage, faire un relief dans le verre par projection de sable. Robert Morris a refusé en disant qu’il s’agissait de la transposition de l’image de l’onde, et non pas l’onde. L’œuvre a pu prendre forme grâce au thermoformage. C’est une véritable onde dont Morris nous a donné l’amplitude et la longueur pour que nous puissions réaliser les vitraux.
N’est-ce pas aussi révélateur de l’évolution du vitrail qui est devenu multiple au XXe siècle ? On ne pense plus à une technique faite stricto sensu de verre et de plomb.
On pourrait revenir à la célèbre définition du vitrail de Jean Lafond « Le Vitrail est une composition décorative qui tire son effet de la translucidité de son support. N’essayons pas de préciser davantage. La définition risquerait de laisser de côté les plus anciennes comme les plus récentes manifestations d’un Art qui n’a pas encore dit son dernier mot ». Lafond laisse les choses très ouvertes. Il faut se rendre à l’évidence, le vitrail est comme la peinture : un certain nombre d’éléments le définissent mais il déborde. Tous les artistes du XXe siècle ont réfléchi sur leur médium et sa matérialité. Il était normal que pour le vitrail, l’exercice soit le même.
Le vitrail a une existence car c’est un médium qui répond à l’aménagement de la lumière dans un espace intérieur et à la perception du monde extérieur à travers ce filtre. Ce n’est pas du verre et du plomb nécessairement.
Il faut reconnaître aussi que le verre et le plomb, c’est une solution technique extraordinaire puisqu’elle a perduré jusqu’à aujourd’hui. Toutefois, le vitrail demeure l’une des techniques appliquées, les plus récentes, incomparable avec la tapisserie ou la mosaïque. On parle d’un aspect très ancien du vitrail, qui en fait est tout neuf. Il a fait ses preuves pendant 1000 ans mais ce n’est pas suffisant. Aujourd’hui il bénéficie essentiellement des architectures anciennes.
Mais il a connu malgré tout de nombreuses innovations.
Le vitrail n’en finit pas de toujours renaître, on dit toujours qu’il est en train de disparaître, et en réponse il y a ses renaissances, au XIXe, au début du XXe, après guerre… Cette évolution est un petit peu plus radicale dans la seconde partie du XXe siècle, sans doute en raison des bouleversements dans le domaine plastique en général. Parfois les artistes anticipent et la science et la technologie ne sont pas au rendez-vous. Il ne me parait en revanche pas évident pour autant que la technique traditionnelle disparaisse, d’abord parce qu’elle a une vertu immense : s’adapter à toutes les écritures.
Pour Aurelie Nemours à Salagon, par exemple, il fallait quitter l’image du « vitrail mosaïque » telle qu’elle a pu se constituer un temps. Comment avez-vous procédé et quels ont été les changements entre son premier vitrail, qui a inspiré Salagon, et la réalisation, plus proche de sa recherche monochrome ?
Il est vrai qu’à une époque le verrier travaillait dans la mosaïque, en associant les morceaux de verre, en ayant l’impression que plus les verres seraient différents, plus le résultat serait chatoyant. Les vitraux d’Aurelie Nemours ont basculé entre le travail qu’elle avait fait dans les années 1950 et celui de Salagon. Le monochrome est important dans son travail, cette continuité colorée rythmée par un certain nombre de découpes, le rythme, et pour aller plus loin, la prosodie, c’est-à-dire le rapport du rythme avec la couleur et la façon dont ils se marient de façon harmonieuse.
Le premier vitrail est un vitrail rouge qui aurait pu être un monochrome mais qui en réalité ne l’est pas. Même si tous les verres sont de la même famille, les verres de couleur ont des épaisseurs variables dans la feuille et donc ces épaisseurs influent sur la couleur. Les pièces de verre ont donc été découpées dans une feuille de façon aléatoire et rassemblées ensuite. Les nuances de couleur de la feuille sont donc exacerbées, avec des contrastes colorés, certaines pièces étant plus orangées, d’autres plus vermillon.
Cela exige de l’œil et de la vision une adaptation quand on entre dans l’édifice, mais cette adaptation est récompensée parce qu’au bout d’un moment, on va vraiment voir l’intérieur de l’espace, on ne va pas être ébloui par des fentes de lumière qui perturbent finalement la lecture de l’édifice, par exemple les fresques qui subsistaient.
Nous sommes allés in situ avec Aurelie Nemours, j’avais emmené un certain nombre de verres rouges, tous plus sophistiqués les uns que les autres, car elle avait immédiatement choisi pour ses vitraux le rouge, même si elle avait aussi pensé au blanc, à l’incolore. Nous nous sommes vite aperçus qu’ils n’étaient pas rouges, mais soit marrons, soit violets, soit oranges. J’avais un verre sélénium, un verre coloré par la présence d’un métal, le sélénium, qui a la propriété de rendre un rouge du spectre, c’est-à-dire un rouge pur. Nous avons alors découpé les feuilles de verre en prenant soin de replacer chacun des éléments côte à côte : on a reconstruit la feuille de verre. La rupture et le phénomène de mosaïque n’existent donc plus. On gardait à la fois le monochrome et on lui permettait de faire vibrer la lumière malgré tout.
Le choix du rouge est pertinent : Aurelie Nemours a privilégié une couleur sombre pour une série de petites fenêtres, et paradoxalement, plus les ouvertures sont petites dans un édifice, plus il faut contenir la lumière pour ne pas avoir un phénomène de trou de serrure, un éblouissement lié au passage de la lumière à travers un édifice de petite dimension par rapport à l’espace qu’il éclaire.
Pour Geneviève Asse et Olivier Debré à la Collégiale de Lamballe, vous avez été de nouveau confronté à la question de la monochromie. Votre approche a-t-elle été similaire à celle des vitraux d’Aurelie Nemours ?
Cela a été plus compliqué, surtout pour Geneviève Asse. On n’est pas du tout dans les mêmes dimensions que les vitraux d’Aurelie Nemours. Notre matière première, ce sont des feuilles de verre qui sont soufflées et qui font un peu plus d’un demi mètre carré de superficie, jamais beaucoup plus, donc ces éléments, monolithes de surcroît, sont très fragiles. Les feuilletés sur un verre support peuvent mettre en cause à brève échéance la solidité du projet, nous avons donc décidé de ne pas essayer le monolithe. J’avais expliqué à Geneviève Asse que, quand on ne peut pas faire un monolithe vrai, on ne montre que l’état du moment de notre capacité technique. C’était le cas pour les premiers essais de Geneviève Asse et Olivier Debré où ils avaient gardé les barlotières.
En commençant le chantier avec Geneviève Asse, Olivier Debré était décédé à ce moment, nous lui avons proposé une partition horizontale. Quand on utilise les feuilles de verre dans leur entier, elles ne sont pas homogènes dans l’épaisseur, elles ont des dégradés, des changements de valeur et il est presque impossible de mettre deux feuilles de verre l’une à côté de l’autre en donnant l’impression que la coloration est continue. Or, en coupant des bandes dans ces feuilles de verre et en les déplaçant les unes par rapport aux autres, on peut reconstruire une continuité de valeurs pour trouver l’endroit où le dégradé s’éclaircit et trouver un morceau adéquat avec de bons raccords de valeurs. On n’a pas un monochrome mais une continuité colorée. Pour les vitraux de Debré le problème était moins important dans la mesure où le jaune sélénium utilisé est un jaune extrêmement homogène.
Dans quelle mesure les contraintes techniques peuvent-elles jouer un rôle dans le développement du projet de l’artiste ?
C’est une communication perpétuelle, une confrontation perpétuelle entre le concept de l’artiste et le matériau.
C’est le cas pour Sarkis à Silvacane par exemple. Il avait l’idée des empreintes laissées sur le verre. Nous lui avons expliqué qu’il y avait deux possibilités : soit le sel d’argent qui permet de jaunir le verre, soit le travail avec un émail. Il a décidé de garder le sel d’argent, d’éliminer les autres couleurs et de garder le jaune. Il a aussi eu l’idée de travailler sur les deux faces du verre. Or le verre industriel utilisé réagissait moins bien au sel d’argent sur une face que sur l’autre. Nous avons proposé à Sarkis de prendre deux verres et de les associer par le procédé du feuilletage. Sarkis a pu travailler sur les deux faces et a obtenu un mécanisme un peu cinétique de ces deux empreintes qui se superposent dans l’espace et rendent le vitrail encore plus vivant et plus vibrant. Cela nous a permis de réaliser techniquement des formes concaves qui auraient autrement eu de faibles chances de survie,le feuilletage confère une solidité plus grande aux pièces de verre.
Votre collaboration avec Alberola s’est poursuivie à Nevers durant une dizaine d’années. A-t-elle évolué ?
Après la défection de Lüpertz, nous avons continué avec Alberola cette fantastique aventure de près de 16 ans, de 1991 à 2007. On pourrait penser que le vitrail d’Alberola est traditionnel, la transposition d’un support sur un autre. Cela a été de moins en moins le cas car dans toutes ses maquettes du chœur gothique, se trouvaient de nombreuses informations qui n’existent pas dans les maquettes. Elles ne sont pas venues dans les vitraux a posteriori, il savait qu’elles apparaitraient mais il lui a semblé inutile et presque réducteur de les mettre à l’intérieur des maquettes sachant qu’à l’exécution, il nous donnerait les informations pour qu’apparaissent ces éléments.
L’exemple le plus flagrant est la verrière de la création du monde, avec tous ces animaux, toutes ces silhouettes. Dans la maquette, les animaux peints de façon très naturaliste n’existent pas, bien sûr. Il a aussi admis le repentir dans l’exécution du vitrail. Lorsqu’il a changé des éléments de place par exemple, il nous a demandé d’en conserver les silhouettes. Une réalité pour tous les artistes – moi compris -, c’est que même si le résultat peut ressembler à la maquette, le résultat n’est pas l’image de la maquette. La maquette est un moment de la création, mais la création ne s’arrête pas là.
Entretien réalisé par Fanny Drugeon,
25 octobre 2010
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Pour visualiser l’ensemble des vitraux évoqué dans l’entretien et plus de renseignements sur les Ateliers Duchemin : http://vitrail-atelier-vitraux-art-verrier.ateliers-duchemin.fr/
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Quelques réalisations dans des édifices consacrés
Abbaye de Silvacane (Sarkis)
Cathédrale de Digne (David Rabinowitch)
Cathédrale de Nevers (Jean-Michel Alberola)
Cathédrale de Maguelone (Robert Morris)
Cathédrale de Rodez (Stéphane Berlzère)
Collégiale de Lamballe (Geneviève Asse, Olivier Debré)
Église Saint-Aspais de Melun (Gilles Rousvoal)
Église Saint-Étienne de Brie-Comte-Robert (Gilles Rousvoal)
Église Saint-Joseph de Pontivy (Gilles Rousvoal)
Église Saint-Martin d’Harfleur (Bernard Piffaretti)
Église Saint-Sulpice de Varennes-Jarcy (Carole Benzaken)
Prieuré de Salagon (Aurelie Nemours)
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Notes
1 : Voir Guillaume Morel, « La culture du vitrail », Connaissance des arts, Hors série « Ateliers Duchemin. Vitraux », n° 412, 2009, p.4-6.
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Pour aller plus loin
Connaissance des Arts : Les ateliers Duchemin. Vitraux
La célèbre revue Connaissance des Arts a consacré au mois de janvier dernier un hors-série à la dynastie familiale des Duchemin, maîtres-verriers, dont l’atelier fonctionne aujourd’hui avec la sixième génération.