Pour découvrir la 1ère partie de l’article, cliquez sur ce lien !
Du sens de l’insensé
En 2009, Mark Lewis représentait le Canada à la 53e Biennale de Venise. J’y avais contemplé avec émotion : COLD MORNING (2009, HD, 7’35’’) de nouveau projeté au BAL. Il s’agit d’un plan séquence fixe, en boucle. Inéluctablement. Sur un coin de trottoir, un SDF a installé son univers. Il range ses quelques affaires avec soin et méthode. Chantal Pontbriand décrit la scène : des pigeons occupent une bouche d’aération située à proximité. Quelques passants surgissent de temps à autre à l’écran, quelques voitures aussi, partiellement. Le sans-abri revient et prend un sac de couchage marron qu’il soulève et agite à la manière d’une cape de torero, l’étalant au sol. Puis, il le ramasse et le replie, ainsi qu’un deuxième sac bleu doublé d’un tissu à carreaux rouges, avant de remettre d’autres objets qu’il traîne avec lui dans un sac rouge (y compris un sac plastique rosé sur lequel on lit « all I want’’). Il s’éloigne à nouveau, abandonnant un gobelet à café jetable sur son passage (1). Mark Lewis avec le respect d’un plan séquence fixe, nous offre ce morceau de réalité comme un trésor, un îlot d’attention vitale et de soin méticuleux au milieu de la rumeur indifférente. Et ordonnée selon d’autres lois.
THE PITCH, (1998, 3’59) est la seule vidéo sonore. Sous-titrée, on peut l’écouter au casque. Elle est la seule qui montre l’artiste lui-même. Elle est aussi la plus ancienne. Dans un long zoom arrière en plongée, très lent et régulier, Mark Lewis s’adresse à la caméra tout en lisant une sorte de manifeste. Extraits : « Réfléchissez-y. Le figurant est un phénomène largement négligé au cinéma. […] Pour toutes les scènes de rue, il n’y a jamais assez de figurants ambulants, ceux qui marchent devant, à côté, ou même derrière les acteurs d’un pas régulier. […] Je veux donc rendre hommage aux individus à l’arrière-plan, les propulser sur le devant de la scène, leur rendre leur importance. Je voudrais faire un film seulement avec des figurants. […] Vous imaginez à quel point ce projet peut être saisissant. » Il conclut avec un brin d’humour : « Je me demandais si vous pourriez m’aider… Voilà, merci beaucoup » (2) alors que désormais, le recul maximum le découvre au milieu d’un hall de gare entouré du va et vient de nombreux voyageurs. De nombreux figurants.
Y regarder à deux fois.
Dans un musée, on tourne autour d’une statue, on se déplace dans une installation. Beaucoup de tableaux réalisés pour un lieu et conçus pour les spectateurs invitent aussi au mouvement. L’art d’un tableau ne réside qu’en faible partie dans son sujet. Objet amovible ou fresque greffée à une construction, la peinture se considère toujours dans un dispositif (dimensions, éclairage, encadrement ou non, environnement, etc.) C’est en relation avec des regards et des corps en mouvement qu’elle agit, à l’instar des retables conçus « pour la liturgie ». En quelque sorte, toute œuvre d’art est mise en scène, toute œuvre d’art est une installation en interaction. Mais « nous sommes tous de quelque façon sous l’influence de la culture actuelle mondialisée… » Ce que le rythme de consommation des images imposé par l’économie du « marché divinisé » (3) veut nous faire oublier, l’art de Mark Lewis le manifeste. INVENTION AU LOUVRE initie l’attention aux conditions de l’expérience esthétique et contribue à un art de percevoir l’art et les images. Et les réalités.
Mark Lewis esquisse l’espérance d’un renouvellement, ancré dans le pouvoir du vivant, de l’énergie imprévisible et créative face aux contraintes mercantiles de la quantité comptabilisée.
Le morceau du MINHOCÃO, autoroute urbaine datant de 1970 et aujourd’hui abandonnée aux piétons peut suggérer la faillite d’une modernité en crise. Le temps, ici, s’écoule différemment. Au cœur de ce monde et de ses mondanités calculées Mark Lewis repère, non pas la plage sous les pavés mais l’herbe qui pousse entre. Et ces germes fleurissent en tout sens. Economique et écologique, en focalisant notre regard sur les résistances de quelques « figurants’’ à l’inéluctable de la société mondialisée. Ethique aussi. Mark Lewis esquisse l’espérance d’un renouvellement, ancré dans le pouvoir du vivant, de l’énergie imprévisible et créative face aux contraintes mercantiles de la quantité comptabilisée.
Spirituel, enfin. Ces instants précieux, ces ombres, ces lents survols aériens, ces pans de plastique en lambeau qui battent au grand vent de WINDY DAY, (2012, HD, 1’ 58’’) sur fond figé d’un bâtiment, les discrets signes sentimentaux qu’on peut déceler dans ABOVE and BELOW the MINHOCÃO, le soin consciencieux pour bien faire qui rend précieux l’ordinaire décrit par COLD MORNING, induisent une pensée plus méditative. Et me suggère un autre souffle. En malmenant la narration par l’anodin et l’absence d’intrigue, en imposant la lenteur, c’est la cinématique même du récit que Mark Lewis décale en la confiant à la seule caméra. Au lieu d’animer, elle révèle une âme inattendue. Déjà là. Elle permet de déceler des fragments de réalité comme autant de petites grâces à accueillir. L’art de Mark Lewis suscite un ‘’point de vue’’ critique et poétique sur des réalités mondaines considérées ainsi comme une œuvre d’art, une création en acte. Que le regard ainsi renversé soit converti.
L’art de Mark Lewis initie notre perception au discernement des interstices, au revers des médailles et au dessous des cartes. Là, des touts petits par leurs gestes simples et inspirés agissent à peine. Ils font signe, ils font sens, à leur insu, entre impossible et nécessaire. L’art de Mark Lewis réveille ma confiance en ces gestes infimes de figurants « propulsés sur le devant de la scène », comme en des actions. « La nécessité de l’action nous intime aussi l’impossibilité de nous y établir. Entre ce nécessaire et cet impossible, nous n’avons pas à choisir, ce sont les deux bras de la Croix, et c’est au point juste de leur croisement que réside cette joie que personne ne vous ravira. » (4) Celle de Jésus qui tressaille sous l’action de l’Esprit Saint et dit : «Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir. » (Lc.10, 21).
Michel Brière
au service du Monde de l’art, Paris
et aumônier des Beaux-arts.
A savoir
Exposition : Invention au Louvre, jusqu’au 31 août 2015, salle de la maquette, aile Sully.
Mark Lewis est né en 1958 à Hamilton au Canada. A Vancouver de 1989 à 1997 il commence à réaliser des films courts en 35mm et en vidéo. Il enseigne aujourd’hui au Central Saint Martin’s – University of the arts de Londres.
(1) Cf. Above and below, Mark Lewis, Catalogue, Le Bal, 2015, p.283.
(2) Idem, pp. 6-7 pour le texte complet.
(3) Pape François, La joie de l’Evangile, exhortation apostolique, 77.
(4) Stanislas Breton, Le Verbe et la Croix, coll. Jésus et Jésus-Christ n° 14, Desclée, 1981, p.155.