Invention au Louvre
Arrêté, mais éveillé, je regarde. Pourtant, il fait nuit sur l’écran de bonne taille. Un jeu mouvant de lumières et d’ombres fantomatiques révèle, évanescents, les nus et les drapés de la statuaire romaine. J’observe attentivement ce théâtre. Au point de ne pas remarquer les dimensions fluctuantes de l’image projetée. Je la découvre soudain réduite à la taille d’un écran d’ordinateur. Dans The Night Gallery, (2014, 4’ 50’’). Mark Lewis modifie non seulement le dispositif muséal mais aussi celui de la projection.
Après avoir survolé la Victoire de Samothrace et son escalier, comme plane le Bienheureux Ranieri (Sassetta, 1437-44, le Bx Ranieri délivre les pauvres d’une prison de Florence, élément de prédelle), nous plongeons parmi les visiteurs des grands formats romantiques, nous glissons doucement dans la foule de tous âges et des selfies devant la Joconde. De L’arroseur arrosé des Frères Lumière aux filmeurs filmés de Mark Lewis. In Search of the Blessed Ranieri (2014, film HD, 23’ 26’’) se joue des nombreux reflets sur les œuvres vitrées, des symétries dans l’accrochage, du comportement des touristes qui s’écartent pour laisser passer la caméra. Pour nous laisser passer.
Child with a Spinning Top (Auguste Gabriel Godefroy), (2014, film HD 4’ 39’’) au contraire, nous approche au plus près du chef d’œuvre de Chardin. Les craquelures de la matière picturale participent de l’image. Elles la retiennent en surface. Alors que la petite toupie verticale, la plume et la sanguine, pointent comme des épines griffues et ouvrent de la profondeur. Un cadre doré donne du volume à l’objet tableau que mon regard frôle ou caresse en biais. Révélant avec un peu de recul que « L’enfant au toton », comme on l’a nommé, voisine avec un autre tableau lourdement encadré où figure un cadavre de lièvre.
Enfin, des ombres démesurées tiennent le rôle principal de Pyramid (2014, film HD 8‘ 18’’). Par un tour de passe-passe tout simple : la caméra inversée met à la fois le sol à la place du ciel, et leurs ombres au-dessus des visiteurs traversant le hall Napoléon. La petite pyramide inversée du Carrousel ne justifie probablement pas cette séquence sous la grande verrière pyramidale de l’architecte Ieoh Ming Pei. Ainsi, le sujet de ces quatre films projetés dans le Louvre c’est le Louvre ? Pas sûr. Ça se passe au Louvre, on voit des tableaux, des statues et des visiteurs du Louvre mais il ne s’agit pas d’un documentaire truffé d’informations. Il s’agit d’invention. Ces ombres qui glissent lentement au dessus de la réalité dans Pyramid, inviteraient-elles à considérer l’origine légendaire de l’image (1) comme un renversement ? Ainsi qu’à convertir le regard, « sens dessus dessous » ? Ce polyptyque vidéo de Mark Lewis, en invitant à regarder autrement l’intérieur du musée, manifesterait avant tout les enjeux de notre perception ?
Sens dessus dessous
Pour entrer davantage dans l’art de Mark Lewis, je reviens à l’expérience vécue avec l’une des sept autres vidéos présentées ce printemps au BAL (2) : « ABOVE and BELOW the MINHOCÃO » (2014, 11’14’’), qui inspirait le titre de l’exposition « Above and below. » Projetée au sous-sol sur toute la hauteur du mur face à de larges poufs elle invitait à s’asseoir, voire à s’allonger, pour prendre du temps, paisiblement. Prendre son temps et prendre l’espace aussi. Le grand format de l’image pouvait absorber la totalité de mon regard.
Au début, sans grand plaisir. Je découvre un univers voué à la voiture en bas, les piétons en haut, avec des petits lots de verdure au milieu de beaucoup de béton et de graffitis. Une curieuse tourelle crénelée d’un bâtiment dégradé, sous bâches de plastique, apparaît aussi, et des piétons de tous les âges. Bizarrement, ils marchent sur une portion d’autoroute urbaine ! Sans doute au soleil couchant vues les tonalités cuivrées, chaudes et métalliques à la fois. Et vue la taille des ombres. Il faut dire que la caméra haut-perchée domine ces figures souvent réduites à une infime proportion.
Au bout d’un moment je remarque quelques anecdotes qui ponctuent ce temps libre voué au farniente, au jogging, au skateboard ou au vélo. Quelques personnes deviennent des personnages : une femme en maillot violet vient s’accouder, un couple dépose son vélo et traverse la chaussée. La caméra les précède, puis semble les accompagner, enfin les abandonne. Indifféremment. A l’extérieur de la rambarde nous descendons vers le jardinet d’une maison. Un homme en train de téléphoner en sort. On le suit, puis on le quitte. Il réapparaît dans le champ en arrivant sur le trottoir. Il traverse et s’éloigne à gauche, sous l’autoroute. On a pu déchiffrer un nom de rue en portugais, avant de remonter découvrir parmi les passants la femme en maillot violet. Elle semble s’intéresser à l’homme au téléphone puisqu’elle s’accoude de nouveau de l’autre côté. L’attend-elle ? On la quitte.
Lorsqu’il réapparait, continuant sa conversation téléphonique, elle surgit et l’observe. Un des badauds sur le trottoir a levé les yeux et nous a regardés. Seul moment manifestant une intention claire, un lent zoom enfin précis, se concentre sur un couple assis entre les deux voies. Je me souviens les avoir déjà vus dès la première image, sans raison de leur prêter attention. Au milieu du mouvement général, ils n’ont pas bougé. L’image finale nous les fixe au centre. Le film s’achève sur un furtif geste de tendresse : l’homme pose sa tête sur l’épaule de la jeune femme. Noir.
La caméra en perpétuel surplomb exclut l’horizon. On manque de ciel. Les droites obliques coupent des courbes et notre survol oscille autour en volutes. Le mouvement des points de vue varie sans cesse et sans repères stables, sinon « au-dessus et en dessous » (above and below) de cette portion d’autoroute. Chaque image pourrait s’isoler comme une photo méticuleusement cadrée. On a la sensation d’un plan séquence unique. Un plan ininterrompu où la caméra en déplacements fluides plonge plus ou moins sur le paysage passablement animé. Toujours lentement. Peu d’arrêts. Regard clandestin d’un œil espion ou d’un voyeur ? Mais regard panoramique, ce que souligne l’exception du plan rapproché final.
De quoi s’agit-il ? Quel est l’enjeu de ce petit jeu ? Vaquer, telle est l’occupation des héros durant ces onze minutes et quatorze secondes. Telle semble aussi l’occupation de la caméra « flottante ». Temps béni de respiration au cœur d’une métropole, on devine São Paulo. Temps de contemplation pour le spectateur disponible à d’insignifiantes anecdotes saisies à la volée. Insignifiantes ?
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P. Michel Brière
au service du Monde de l’art, Paris
et aumônier des Beaux-arts.
A savoir
Exposition : Invention au Louvre, jusqu’au 31 août 2015, salle de la maquette, aile Sully.
Mark Lewis est né en 1958 à Hamilton au Canada. A Vancouver de 1989 à 1997 il commence à réaliser des films courts en 35mm et en vidéo. Il enseigne aujourd’hui au Central Saint Martin’s – University of the arts de Londres.
(1) Le mythe de l’origine de la peinture selon Pline l’Ancien raconte qu’une lampe projette l’ombre d’un jeune homme devant quitter celle qu’il aime. La jeune fille trace cette silhouette sur la paroi pour en conserver l’image.
(2) Le BAL, 6 impasse de la Défense, 75018 Paris. http://www.le-bal.fr/ The Pitch (1998), Cold Morning (2009), Hendon F.C. (2009), Forte ! (2010), Cigarette Smoker at the Cafe Grazynka Warsaw (2010), Staircase at the Edifício Copan (2014) Above and Below the Minhocão (2014).