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Claude Lévêque, l’enfant et le Cobra

Le 8 juillet 1866 au couvent Saint-Gildard de Nevers, Marie-Bernarde dite Bernadette Soubirous disparait sous le bonnet et la pèlerine des postulantes chez les Sœurs de la Charité et de l'Instruction chrétienne. Elle expliquait : « je suis venue ici pour me cacher.» Le 5 octobre 2013 dans les locaux de l'agence Mazarine, agence de communication dédiée aux marques de luxe, Claude Lévêque révèle au public à l'occasion de la Nuit Blanche une série d'œuvres intitulée comme l'une d'elles : « je suis venu ici pour me cacher ».
Publié le 30 avril 2015

LUMIERE SUR UN PORTRAIT CACHÉ

Je suis venu ici pour me cacher, 2013, Claude Lévêque © ADAGP, Paris 2014

Il s’agit d’écritures en néon déclinées de diverses manières : sur des objets, accrochées au mur, plusieurs réalisées avec un tube fin reproduisant une écriture un peu maladroite. On voit aussi un dessin de fauteuil et une série de photos projetées, extraites de la dernière exposition à la Maison Européenne de la Photographie  en 2013 : Un instant de rêve. Il y a bien longtemps que Claude Lévêque utilise l’écriture en néon dans son travail : dès Anniversaire en 1983 pour les quatre prénoms : Claude, Laurent, Régis et David. Mais ce type d’œuvre se multiplie à partir des années 2000 au point de constituer un vrai corpus qu’on pourrait étudier dans sa spécificité de jeu entre visible et lisible. Entre l’usage de la lumière, omniprésente, et d’autres paroles en bande son ou écritures non lumineuses.

« Toute la lumière sur Claude Lévêque » pourrait titrer un magazine people, tant la lumière, en particulier les éclairages électriques, constitue une constante de son œuvre. Oui, lumière. Claude Lévêque travaille la lumière. Il la décline de cent manières. A l’échelle discrète des cierges plantés au centre de la galerie Eric Fabre en 1984 : Le jardin, de deux liseuses à pince (Entrevue, 2004) comme à celle des multiples projecteurs, tubes fluo et lampes à infra rouge qui embrasent le haut fourneau U4 d’Uckange : Tous les soleils (2007). Une lumière terrible qui saisit tout, traverse les paupières closes et dérègle les sens, stroboscopique et aveuglante ; ou délicate et précieuse lorsqu’elle émane de lustres aux pendentifs de cristal dans une fourgonnette abandonnée en forêt ou posée sur un bassin des Tuileries à Paris. Sordide quand une ampoule pend au-dessus d’un lit d’enfant troué (Le trou dans la tête, 1986), d’une chaise de collectivité : Asile (1988), ou juste au-dessus de moules et moulages du Musée Bourdelle (L’île au Trésor, 2010). Une lumière désespérément absente de Kollaps (1999) et Ende (2001) ou joyeuse vanité des boules à facettes. La lumière c’est aussi, plus rarement, celle du jour. Des éclats du métal froissé, ou froide et crue pour baigner des stalles de porcherie (1991, Sans titre, coll. Eric Fabre). La lumière modelée par Claude Lévêque impressionne, saisit, affecte. Elle émeut, effraye ou émerveille.

Une bande son accompagne de nombreuses installations, souvent avec la complicité de Gerome Nox. On entendait chantonner un enfant essoufflé en 1985 dans Le chant des ombres. Les petites ampoules qui nimbaient les profils des garçons de La nuit (1984) trouaient une obscurité rendue plus profonde par quelques notes de guitare égrenées sur un souffle de vent. Les bruits métalliques, circulaires et lancinants de Mille plateaux à Vassivière en 2005, à Pougues-les-Eaux (Looping, 2006) dérangeaient presque autant que les claquements aléatoires de Boomerang, à la Chapelle du Geneteil (Château-Gontier, 2003) mais bien moins que les coups assourdissants de Claude (Voilà, MAMVP, 2000). Les rebonds d’une balle de ping-pong (Game’s over, 1998) et les chants d’oiseaux de Seasons in the abyss (2012) gardent un charme énigmatique.

« L’ESSENTIEL NE SE MET PAS A PLAT »

Enumérer, analyser, détailler chercherait en vain à ordonner la profusion créative de Claude Lévêque. Et on ne se résoudra pas à commenter des œuvres non éprouvées. Et elles sont nombreuses : dans l’espace et dans les médiums. Des modestes profondeurs d’un moulin français (Dame blanche, 2012, Moulin de Scandaillac, Monflanquin) aux extrémités de l’Orient (Dans le silence ou dans le bruit, 2009, Echigo-Tsumari, Japon, Kiriyama house) ou de l’Occident (La mort du cygne, 2012, Dallas, EUA). De la poésie de son livre « Nevers let love in », dédié à sa ville natale, une longue errance faite d’images, de poèmes en prose et de récits, purs et vénéneux, à sa dernière exposition de photos à la Maison Européenne de la Photographie : Un instant de rêve (2013) en attendant qu’il investisse le musée du Louvre, tout échappe nécessairement à la cage – fut-elle dorée – qu’on voudrait lui tendre comme un piège. Quoi qu’on fasse, « l’essentiel ne se met pas à plat » selon son expression.

Cette profusion volcanique, explosive parfois, débordante et brutale, peut briller d’un doux éclat, plein de tendre délicatesse. D’une douceur violente qui constitue le noyau dur de son œuvre et qu’évoque celui qui sait le mieux parler de l’artiste : Michel Nuridsany1. Prenons plutôt le temps de savourer une œuvre plus récente et polymorphe, emblématique des dernières évolutions : The diamond sea au CRAC de Sète en 2010. Il s’agit d’une installation monumentale sur 1200 m2. Aujourd’hui encore elle me revient parfois en écho grave et spirituel. Oui, spirituel alors que l’œuvre appartenait à un cycle d’expositions dédié à la figure du libertin Casanova, et que Claude Lévêque revendique une forme de communisme, teintée d’anarchisme, et particulièrement hostile à l’Eglise compromise avec la droite dure et extrême. Seulement voilà, son œuvre le dépasse et lui échappe ; comme toute œuvre d’art authentique. Et puis, tout de même, pour la première fois – me semble-t-il – apparaît à Sète une référence explicite à la Bible : l’une des dix interventions qui composent l’ensemble s’intitule : « Couronne d’épines ». C’est un grand cercle de métal brillant, dans lequel sont plantés des rayons acérés. Il tourne sur lui-même suspendu au centre de l’espace central du CRAC, inaccessible.

The diamond Sea, La licorne, CRAC-Sète, 2010, Claude Lévêque © ADAGP, Paris 2014

Autour de cette pièce, tout donne le vertige ! Un tourbillon de neige dû à une boule disco, un monumental bateau de papier qui valse sur la musique ralentie et légèrement distordue du film Mort à Venise (célèbre adagietto de la 5ème symphonie de Gustav Malher), faits de miroir, une licorne et un fusil (emblème médiévale de l’Annonciation) projetent ombres et reflets. On entend aussi la récitation en boucle d’un quatrain de Victor Hugo (extrait d’Oceano Nox) par un enfant appliqué, ou des résonnances de pas autour de deux armoires métalliques vides… qu’un incroyable déséquilibre promet à l’effondrement.

Un éclairage stroboscopique insoutenable découpe crument dans l’obscurité l’étroit escalier de béton qui monte à l’étage. Là haut la rectitude tranchante répond aux tournis. Je peux encore regarder en arrière, mais sous la gigantesque lame métallique et pure d’une épée de Damoclès qui ne menace que mes pensées : l’œuvre s’intitule Seppuku2.  En avant, l’ultime pièce parfaitement vide, reçoit la seule lumière du jour, verticale et modeste à la fois, d’une haute porte à deux battants entrouverts sur le port de Sète. Voilà. Requiem pour la séduction des illusions et des fétiches, scintillants ou délicieusement obscurs. L’accès tranchant à la vraie lumière de nos réalités accomplit le parcours. Un « zip newmanien3 »  sur la Vérité. La Vie.

LE grand soir, 2009, Claude Lévêque © ADAGP, Paris 2014

WELCOME TO SUICIDE PARK

Quels rapports entre le « colossal » artiste représentant de la France à la 53° Biennale d’art contemporain de Venise (Le grand soir, 2009) et la petite sainte visionnaire de Lourdes en 1858 ? Je me serais bien contenté de la ville de Nevers où Bernadette a terminé sa vie comme religieuse et où l’artiste a commencé la sienne en 1953. Mais ça ne suffit pas. Alors qu’on nous incite à consommer du produit culturel – toujours plus insidieusement la culture dominante inocule son prêt-à-penser – l’art de Claude Lévêque souvent à proximité d’un chaos primordial et des enfers intérieurs stigmatise les dérives de la médiocrité. Dans le travail de Claude Lévêque la banalité morne peut scintiller froidement d’un suicide, des perversions, d’un meurtre… Les yeux du clown poignardent. Sa poésie simultanément sentimentale et grinçante peut émouvoir notre propre créativité. J’y reconnais l’Esprit à l’œuvre. Ce souffle qui agite la surface du chaos primordial.

Affiche Lames de couteau, 1995, Claude Lévêque © ADAGP, Paris 2014

Il y a là des intuitions fulgurantes qui pourraient avoir l’éclat d’une apparition. Et nous croyons en Eglise que l’art authentique «est par nature une sorte d’appel au Mystère ; même lorsqu’il scrute les plus obscures profondeurs de l’âme ou les plus bouleversants aspects du mal, l’artiste se fait en quelque sorte la voix de l’attente universelle d’une rédemption.»4

Non, Claude Lévêque n’est pas très peace and love, il s’en défend dans son dernier interview pour l’émission Metropolis (16 mars, Arte). Mais la puissance de ses propositions laisse pourtant transparaître par bribes la cohabitation douloureuse d’extrêmes nécessaires et incompatibles. « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, ensemble coucheront leurs petits. Le lion comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson jouera sur le nid du cobra, sur le trou de la vipère le jeune enfant mettra la main. » Isaïe 11,6-8


P.Michel Brière, 28 mars 2014

Les chroniques du Père Michel Brière sur L’âme de l’Art


 Cf. parmi de nombreux textes, d’abord le magnifique Absences, édité par la Galerie de Paris, 1991. Jusqu’à la litanie complice qui sert d’introduction au catalogue d’Un instant de rêve, 2013 et qui s’achève en citant l’artiste : « C’est affreux, j’adore ! »

2 Plus connu sous le vocable hara-kiri : suicide rituel par éventration dans la tradition japonaise.
3 Allusion aux verticales rectilignes caractéristiques de la peinture de Barnett Newman.
4 Lettre de Jean-Paul II aux artistes, 1999, §10, citée par Benoît XVI dans son discours aux artistes du 21 novembre 2009.


En une: Le Bleu de l’œil, installation au Musée Soulages du 25 avril au 27 septembre 2015.

En savoir plus sur l’exposition temporaire à Rodez en cliquant sur ce lien: www.narthex.fr/events/exposition-claude-leveque-a-rodez

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