Narthex : Comment et quand est né pour vous le projet de création de vitraux de l’abbatiale de Sylvanès ?
Jean-François Ferraton : J’ai répondu en juin 2016 à la consultation d’artistes lancée par la commune de Sylvanès, propriétaire de l’abbaye, en accord et avec l’aide de la DRAC Occitanie. J’ai présenté, en décembre de la même année mon projet au comité de pilotage. Celui-ci était composé d’une douzaine de personnes représentant les services compétents : Délégation des Arts Plastiques et Caisse des Monuments Historiques, Inspection Générale des Monuments Historiques, Fondation du Patrimoine, Association des Amis de l’Abbaye de Sylvanès, Commission Diocésaine d’Art Sacré, représentants de la commune et de la paroisse, personnalités qualifiées dans le domaine du vitrail et de la création contemporaine. Ce comité de pilotage était présidé par Michel Wolkowitsky, maire de Sylvanès et directeur du Centre Culturel. Trente artistes ont répondu, trois furent retenus pour présenter leur dossier et un vitrail en position dans une fenêtre. Chacun devait être accompagné par un maître-verrier. Je faisais moi-même équipe avec Philippe Brissy installé à Saumur.
Le projet de création de vitraux n’est pas neuf. En 2015 une première consultation avait reçu une trentaine de dossiers. Deux artistes avaient été retenus, dont le peintre dominicain Kim en Joong qui produisit un programme complet de verrières et un vitrail témoin. Il ne fut pas cependant donné suite à ces projets.
Encore précédemment, en 1992, en accord avec la DRAC, un projet de commande publique avait été confié à Jean-Pierre Pincemin. Ses croquis préparatoires reçurent un avis unanimement favorable de la Commission Nationale des M.H. et un vitrail témoin fut mis en place du côté sud de l’abbatiale. Ce projet resta néanmoins à l’état d’expérience et ne fut pas étendu à l’ensemble de l’édifice. Le vitrail échantillon de Jean-Pierre Pincemin est désormais visible dans le scriptorium de l’abbaye et témoigne d’un cheminement.
Après ces consultations, il y avait une attente précise de la part du comité de pilotage. Le cahier des charges insistait sur l’intégration de l’ensemble des 24 verrières (à l’exception de la rosace, côté nord du transept) dans cet édifice cistercien. Il précisait surtout que le projet de création devait s’inspirer de la règle cistercienne, rappelé par le chapitre général de l’Ordre en 1150 : « albae fiant et sine crucibus et picturis… » Les vitraux doivent être blancs, sans croix et sans image…
N. : Comment, en tant qu’artiste chrétien, reçoit-on un lieu avec un tel poids artistique et historique ? Qu’est-ce que vous retenez, qu’est-ce qui vous a touché dans la spiritualité cistercienne ?
J.-F. F. : Il y a un comme un mystère qui appartient à cette église abbatiale de Sylvanès. Il vient à la fois de l’intention initiale des moines bâtisseurs au XIIe siècle et à plusieurs conjonctions, comme la géographie locale et la vie cultuelle et culturelle qui s’y déploie toujours. C’est comme une grâce initiale qui n’a rien perdu de son efficacité. Lorsque les moines cisterciens, du vivant de saint Bernard, ont décidé de s’implanter à cet endroit précis, ils avaient longuement observé la course de la lumière pour implanter un vaisseau orienté qui serait, simultanément, un instrument parfaitement accordé pour chanter la liturgie des heures. Pour comprendre l’intention originelle j’ai approfondi cela, notamment en réalisant les tracés régulateurs de l’église, en plan comme en élévation. J’ai aussi relu Saint Bernard qui indique : « La lumière doit chanter sur la pierre comme un psaume. » La spiritualité cistercienne tient dans cette conjonction : lumière-pierre-chant. Une lumière simple qui peut devenir une radiance intérieure intimement accordée au souffle. Saint Bernard précise également : « Les pierres sont vivantes et douées d’intelligence ; elles prennent part aux conseils divins, aussi connaissent-elles la Trinité mystérieuse et entendent-elles des paroles mystérieuses » (dans le Rituel de la dédicace des églises.) Pendant plus d’un an, j’ai participé à la pose des vitraux aux côtés de Philippe Brissy et je crois pouvoir assurer avec lui qu’effectivement les pierres sont vivantes…
N. : Vous dites avoir été inspiré, pour cette création, par la musique. Quel cheminement vous a conduit aux choix artistiques finaux pour ces vitraux ?
J.-F. F. : Avant de dessiner le moindre trait, j’ai « écouté » la lumière sur place lors du triduum pascal de 2016, en chantant à différents moments du jour et de la nuit. Je suis un très modeste chanteur de chorale venu rejoindre avec mon épouse d’autres choristes venus de toute la France et d’ailleurs. Tous, nous étions familiers du répertoire d’André Gouzes, cet exceptionnel créateur qui a renouvelé la musique liturgique à partir de Sylvanès. Ce fut une expérience profonde, enthousiasmante et inoubliable qui m’a accompagnée comme une lumière intérieure pendant la maturation de mon projet.
Lorsqu’après plusieurs répétitions avec une direction de spécialistes, l’on chante ici, lors de la liturgie pascale, on peut partager avec les autres des moments de pure grâce. Tout est devenu clair après : mon projet porterait sur la relation entre le visible et l’audible. Cependant pour construire une proposition cohérente, j’ai ressenti le besoin de comprendre rationnellement les propriétés acoustiques de cette architecture et ce qu’on pourrait appeler sa pulsation, c’est-à-dire la signature sonore engendrée par l’architecture intérieure.
Une courte étude de Claude Vernhes m’a beaucoup confortée dans cette perspective, car elle montrait les trajets du son dans l’espace et l’importance de la géométrie des voûtes dans l’architecture cistercienne. A partir des tracés des voûtes, j’ai donc approfondi cette observation en la complétant par la recherche de conjonction entre lumière et acoustique.
N. : Comment fait-on pour donner à voir la musique qui est par essence invisible ?
J.-F. F. : Saint Bernard énonce ceci : « Si tu veux voir, écoute d’abord car l’audition est un premier degré vers la vision. » Le moine architecte de Sylvanès a dessiné une voûte très large couvrant une nef sans bas-côtés, percée de fenêtres, de sorte que le volume de résonnance et l’espace de lumière se combinent très subtilement. J’ai développé cela dans mon projet, avec plusieurs compositions ajustées avec les quatre points cardinaux. La lumière en effet varie en valeur, en hauteur et en intensité selon les directions et la saison. Il y a ainsi une composition pour le Sud, une pour l’Ouest, une pour le Nord et enfin trois pour l’Est qui comprend plusieurs registres de verrières en hauteur. Chaque grande composition déploie des ondes accordées aux différentes voûtes (sanctuaire ; transept et nef). Puis elle est séquencée en autant de parties que de vitraux ; par exemple 6 pour le Sud. Il s’agit là de l’aspect acoustique, du moins de sa transposition en mode graphique. Si l’on passe maintenant des grandes compositions à chaque vitrail qui la constitue, on pourra voir que chacun d’eux comprend trois parties : une partie latérale (que j’ai appelé corps) qui semble layée comme une pierre, puis une partie beaucoup plus lisse et transparente (l’âme) et enfin une partie centrale (esprit) qui comprend des ondes larges correspondant à une séquence « musicale ».
Conformément au cahier des charges, les vitraux sont incolores, sauf les éléments de la grande verrière à l’ouest dont la partie latérale a été très légèrement colorée avec une grisaille carmin. Par son style gothique rayonnant, cette verrière diffère des autres, toutes purement romanes. Les vitraux sont thermoformés en un seul volume et donc sans plombs. Le thermoformage est une empreinte dans le verre réalisée à chaud dans un four ; elle est ici très prononcée, de sorte qu’à l’extérieur les vitraux semblent traités en bas-relief. Cette approche permet de capter des informations lumineuses qui peuvent être légèrement colorées par des éléments naturels de l’extérieur (murs, vigne-vierge, forêt, ciel…) Selon les saisons et les heures, le vitrail joue ainsi comme un filtre qui s’accorde au « timbre » de la lumière. Il s’agit d’une transmutation du matériau lumière qui se fait plus spirituel par ce passage à l’intérieur de l’église.
Si tu veux voir, écoute d’abord car l’audition est un premier degré vers la vision. – Saint Bernard.
Sylvanès connu pour son festival annuel de musiques sacrées est depuis 2015 labélisé Centre Culturel de Rencontre. C’est donc un lieu de créations artistiques et d’expérimentations justifiant la commande passée pour l’inauguration des vitraux par Michel Wolkowitsky, directeur artistique, auprès du jeune compositeur Grégoire Rolland. Cette pièce musicale intitulée « Louange à la lumière » fut interprétée par Henri-Franck Beaupérin, titulaire de l’orgue, avec Camille Souquère, soprano, et Guy Lathuraz, baryton. C’était très beau et le témoignage de possibilités de créations complices accordées à ce lieu si attachant.
N. : Comment les vitraux ont-ils été reçus par le public ? Quelle(s) réaction(s) vous ont particulièrement marquée(s) ?
J.-F. F. : C’est difficile de répondre à cette question… L’inauguration date de mai 2018. Je préfère paraphraser Michel Wolkowitsky : « Comme pour les vitraux de Soulages à Conques ou ceux de Stéphane Belzère à la cathédrale de Rodez, cette oeuvre aura ses adeptes mais aussi ses détracteurs. C’est le propre de toute oeuvre d’art ».
Par contre, on me demande souvent si je vais écrire un ouvrage d’accompagnement, avec les tracés régulateurs d’études, les compositions et des photos de réalisations en ateliers et en pose avec Philippe Brissy. Je le ferai si je trouve un éditeur.
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L’ARTISTE Jean-François Ferraton Né le 27 mars 1949 à Lyon, il devient élève du peintre fresquiste et vitrailliste René-Maria Burlet à l’académie du MINOTAURE de Lyon de 1978 à 1989. Il réalise de nombreux travaux d’art sacré en collaboration avec ce peintre qui lui enseigna les principes de la composition picturale, selon des enseignements du peintre Albert Gleizes. En 22 ans, il a réalisé plus de 400 oeuvres originales au sein de lieux de culte, aux cotés d’artistes comme Dominique Kaeppelin, Jacques Bris ou Jacques Dieudonné et à la suite d’autres comme Arcabas, Goudji ou Philippe Kaeppelin. |