L’expérience Caravage au musée des Beaux-Arts de Caen

À la faveur d’un échange avec la Pinacoteca di Brera, le musée des Beaux- Arts accueille l’un des chefs-d’oeuvre du musée milanais : Le Souper à Emmaüs de Michelangelo Merisi, dit Le Caravage (1571-1610). L’exposition éclaire le contexte artistique dans lequel l’œuvre a été conçue, à partir de quelques gravures évoquant les variations iconographiques du Souper à Emmaüs entre le XVIe et le début du XVIIe siècle. Puis elle s’arrête sur la genèse du tableau, véritable tournant dans la carrière du peintre. L’exposition souligne enfin la fécondité toujours vive de l’art de Caravage, à travers The Quintet of the Astonished, une vidéo de Bill Viola.
Publié le 01 février 2016

En 1606, après des années d’une vie violente, Caravage s’enfuit de Rome après avoir assassiné Ranuccio Tomassi au cours d’une rixe. Il se réfugie à Paliano, l’un des fiefs de la puissante famille Colonna avec laquelle il est lié depuis l’enfance. Avant de partir à Naples, son asile provisoire, il peint deux tableaux : l’Extase de Marie-Madeleine et Le Souper à Emmaüs, ce dernier présenté au musée du Caen actuellement. Placé au centre du dispositif scénographique, le tableau est accompagné d’un ensemble d’estampes et de tableaux provenant du fonds Mancel du musée et d’autres collections publiques françaises.

Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1606, Pinacoteca di Brera, Milan © PINACOTECA DI BRERA, MILAN

Le Christ et les disciples d’Emmaüs 

Dans la première partie de l’exposition, un ensemble de gravures présente les variantes iconographiques de l’épisode évangélique que l’on rencontrait en Europe entre le XVIe siècle et le début du XVIIe siècle. Une attention particulière a été accordée aux changements apportés sous l’influence des polémiques sur l’eucharistie entre la Réforme et le Concile de Trente.

Durer, La petite Passion, 1509-1511, gravure sur bois,
Musée des Beaux-Arts, Caen, collection Mancel  © Musée des B-A de Caen

Caravage, le Souper à Emmaüs

Si la création du tableau s’inscrit dans une période de bouleversement dans la vie du peintre, sa peinture connait, elle aussi, un véritable tournant. A l’aide de recherche radiographique, la peinture révèle que le peintre a choisi de concentrer l’attention du spectateur sur le groupe de personnages, en laissant une grande place au vide sans sa composition. La palette colorée réduite, annonce, quant à elle les dernières œuvres de l’artiste. La lumière dépourvue de source naturelle, les mouvements interrompus et les émotions retenues réussissent à rendre tangible la présence éphémère du Christ sur le point de disparaitre.

Les peintres caravagesques

La suite du parcours présente quatre tableaux exécutés aux alentours de 1620 et 1650. Antoine Giarola, Alonso Rodriguez, Matthias Stomer et un peintre anonyme français reprennent à leur compte l’usage du clair-obscur, du décor dépouillé et d’une certain réalisme. Notons qu’ils proposent une vision du repas partagé centrée le pain et la main bénissant, très conforme à l’esprit de la Contre-Réforme.

Anonyme français, Le Souper à Emmaüs, 1630, musée des Beaux-Arts, Nantes (photo Gérard Blot, RMN, droits réservés)

Bill Viola, The Quintet of the Astonished

L’exposition prend fin avec The Quintet of the Astonished, une video de Bill Viola, réalisée en 2000, qui montre une veritable communauté de pensée avec le maître italien. L’œuvre met en scène une montée progressive des émotions filmées en plan rapproché sur le visage des comédiens. L’usage du ralenti donne le sentiment de suspendre le temps et met en lumière l’intensité de la présence humaine. L’emploi de couleurs saturées, les contrastes de lumière, le cadrage des figures à mi-corps se détachant sur un fond sombre, l’attention aux détails des visages, des mains et des expressions, enfin, instaurent un véritable dialogue avec l’oeuvre du Caravage.

Bill Viola, The Quintet of the Astonished, 2000, vidéo couleur de 15 minutes (Kira Perov, courtesy Bill Viola studio)

FOCUS

Le Souper à Emmaüs de 1606

CARAVAGE, LE SOUPER À EMMAÜS, 1606, PINACOTECA DI BRERA, MILAN © PINACOTECA DI BRERA, MILAN

Un peu plus de quatre ans séparent la première version du Souper à Emmaüs (1602) de celle-ci, peinte en 1606, alors que l’artiste vient de quitter Rome. Représentant le même passage de l’évangile, ce tableau est baigné dans une toute autre atmosphère. Lorsqu’on le regarde, il faut garder à l’esprit que le commanditaire ou les clients susceptibles de l’acquérir connaissaient la précédente version puisqu’ils étaient des amateurs érudits qui visitaient les collections, comparaient les tableaux et reconnaissaient les citations. En outre, ils partageaient souvent les mêmes convictions religieuses. Caravage savait tout cela. Il a donc nécessairement peint le second Souper à Emmaüs en pensant au premier.

Il en reprend la composition resserrée entre la table et le fond. Il dispose le Christ et les deux disciples de la même manière mais il change les mouvements de ces derniers. Les mains écartées en signe d’étonnement sont à gauche et le geste a moins d’emphase. Le disciple de droite se penche vers l’avant en agrippant le bord de la table. Autre différence notable : le visage de Jésus est redevenu plus conventionnel, c’est-à-dire barbu et émacié. Comme ses commensaux, il est vêtu d’une robe et d’un manteau drapé. Les couleurs vives, dont le rouge, ont disparu. L’aubergiste se trouve maintenant à droite. Il est accompagné par une servante. Le demi-cercle des figures, fermé sur les côtés par les étoffes claires, semble sortir du fond sombre qui n’est plus vraiment un mur mais une masse d’ombre percée par une lumière venant de gauche. Elle éclaire la nappe blanche, afin de mettre en valeur la réalité des objets, ainsi que le jeu calculé des mains et des visages, marqués par les contrastes accentués du clair-obscur.

Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1602, National Gallery, Londres © www.spiritualite2000.com

La nature morte est réduite à l’essentiel : deux morceaux de pain et un verre de vin rouge foncé caché, en partie, derrière un pichet en faïence. À ces éléments eucharistiques viennent s’ajouter le plat aux légumes verts, une assiette en étain et la jatte avec la pièce de viande, portée par la servante. L’austérité calculée permet de se concentrer sur le pain placé devant le Christ, au centre de la table. Cette position privilégiée rappelle le rôle fondamental de cet ingrédient dans l’épisode du repas à Emmaüs. Le geste de bénédiction est saisi au moment où il va se terminer. De même, les mouvements de surprise des disciples – bras écartés et mains qui s’accrochent à la table – sont moins violents. Le moment de stupeur intense est passé, la tension s’est relâchée, laissant place à un éphémère instant de contemplation.

En effet, le moment représenté ici suit immédiatement celui de la reconnaissance. Le Christ est sur le point de disparaître car, malgré sa présence réelle, il ne fait plus tout à fait partie du monde des mortels. Cette différence de nature est indiquée par la pâleur de sa main qui contraste avec l’aspect buriné de celle du disciple.

L’aubergiste et la servante, humbles acteurs du quotidien, sont les témoins muets et recueillis de ce qui a lieu. Comme à son habitude, Caravage utilise des demi-figures mais il les ordonne d’une manière dissymétrique. Trois personnages sont groupés sur la droite, dégageant ainsi, sur la gauche, un grand triangle vide sur lequel se détache la figure du Christ. Il est intéressant de noter ici que, dans un premier temps, le tableau avait été construit différemment. Des examens radiographiques et réflectographiques récents montrent, qu’à la place du seul fond brun sombre, se trouvait une fenêtre, ou un portique, donnant sur un paysage dominé par un grand arbre don on voit le feuillage sur les clichés.

La lumière du soir entrait par cette ouverture, ce qui explique les ombres allongées des plats et celles produites, dans les plis de la nappe, parle geste du disciple placé à droite. D’autres changements de parti sont visibles sur la radiographie. Le dessus de la table présente des irrégularités qui pourraient indiquer qu’il était plus encombré d’objets. Quant aux visages du Christ, de l’aubergiste et de la servante, ils semblent plus jeunes, plus pleins, moins marqués que dans la version définitive.

Pour sa seconde version définitive du Souper à Emmaüs, l’artiste a abandonné les effets trop évidemment théâtraux, les citations et la mise en scène de sa propre virtuosité. Il donne ici une interprétation beaucoup plus dépouillée du thème où la profonde émotion devant le miracle s’exprime avec une grande retenue.

La réduction de la palette à des bruns et des couleurs éteintes, la touche rapide qui laisse à nu des zones de préparation sombre, ainsi que l’organisation dissymétrique des figures sont, en effet, caractéristiques des dernières oeuvres du peintre. On peut également se demander si le triangle d’ombre n’a pas un sens iconographique. En ménageant cet espace vacant derrière le Christ, Caravage a pu vouloir affronter le problème qui a dû se poser à tous les artistes qui ont représenté le repas d’Emmaüs : montrer la disparition du Christ qui se produit au moment même où les disciples le reconnaissent. Il revient finalement à l’idée qu’avaient déjà eue les artistes de Monreale, au XIIe siècle : utiliser le vide pour signifier l’absence. Il les dépasse néanmoins car, en intégrant ce vide à l’intérieur même du cadre du souper, il parvient à figurer la simultanéité des évènements.

Pour sa seconde version définitive du Souper à Emmaüs, l’artiste a abandonné les effets trop évidemment théâtraux, les citations et la mise en scène de sa propre virtuosité. Il donne ici une interprétation beaucoup plus dépouillée du thème où la profonde émotion devant le miracle s’exprime avec une grande retenue. L’austérité du style et la présence des humbles aux côtés du Christ sont conformes à la piété oratorienne. Avec ce tableau, Caravage montre qu’il est un très fin interprète des sujets religieux, capable de variations sur un même sujet. Il dévoile peut-être aussi quelque chose de sa stratégie commerciale. D’un côté, même débarrassée des effets de surprise calculés et des références savantes, sa toile pouvait encore plaire à sa clientèle érudite car elle ouvrait des possibilités de comparaison avec la première version. D’un autre côté, elle pouvait séduire de nouveaux acquéreurs, moins férus de jeux d’esprit. Un peintre en fuite était certainement sensible à cette question.

A savoir…

Mardi 8 décembre, 20h15
Cinéma I Caravaggio de Derek Jarman (1986), en partenariat avec le Café des images.

Cette fiction dresse un portrait atypique du peintre italien. Les recherches esthétiques de Derek Jarman ainsi que son attirance pour Caravage révèlent à la fois un cinéma expérimental engagé et son intérêt pour l’histoire de l’art.

Le film sera présenté au Café des images par le Ciné Club de Caen. À l’issue de la projection un temps d’échange vous est proposé autour d’un verre. Pas de réservation.

Jeudi 10 décembre, à partir de 18h

Danse I Combustion, une performance d’Alban Richard et de Félix Perdreau proposée en partenariat avec le centre chorégraphique national de Caen en Normandie. Un corps dansant, au coeur de l’exposition, s’active dans la pénombre, génère du son, de l’énergie, de la sueur… Le spectateur sera invité à balayer de son faisceau lumineux le corps nu du performeur et pourra découvrir l’ensemble de l’exposition plongée dans l’obscurité.

Expérience visuelle garantie ! Gratuit + 3,50 € accès au musée. Pas de réservation. Pensez à apporter une lampe torche !

Mercredi 16 décembre, 19h

Documentaire I Aujourd’hui Caravage, la magie du clair-obscur (45 mn./Arte) de Massimo Magri
Les historiens d’art retracent la vie du peintre et montrent comment son oeuvre, empreinte de vérité et de lumière, est intimement mêlée à sa vie. Ils révèlent la nature singulière du message de Caravage, ses inventions picturales, sa maîtrise de la mise en scène et de la lumière. Une contribution à ce point fondamentale qu’elle continue, quatre siècles plus tard, d’alimenter la réflexion des artistes contemporains : Hermann Nistch, Bruce Nauman, Bill viola…

Projection gratuite dans l’auditorium du musée.

Informations pratiques : 

L’expérience Caravage autour du Souper à Emmaüs

20 novembre 2015 – 14 février 2016

Musée des Beaux-Arts
Le château – 02 31 30 47 70
www.mba.caen.fr

Renseignements – réservations
du lundi au vendredi de 9h à 12h au 02 31 30 40 85 et sur mba.caen.fr

 

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