Le musée Condé du domaine de Chantilly est connu pour posséder un ensemble conséquent d’œuvres du peintre Nicolas Poussin, réunies par le duc d’Aumale. Outre un corpus remarquable de quarante-deux dessins, présentés actuellement dans le cabinet d’art graphique tout juste rénové, il possède cinq tableaux du maître. Parmi eux Le Massacre des Innocents, réalisé autour de 1627-1628. Ce tableau peut se targuer d’une petite renommée, non pas par le choix du sujet, courant dans l’art du XVIIe siècle, mais par son traitement original, réduisant la scène biblique à un nombre restreint de personnages pour en accentuer l’effet dramatique.
La puissance émotionnelle d’une scène biblique
La scène du massacre des innocents est racontée dans l’Evangile de saint Matthieu [Mt, 2, 15-18]: le roi de Judée Hérode le Grand, apprenant la naissance du Christ et craignant une rivalité de pouvoir, ordonne la mise à mort de tous les enfants mâles de moins de deux ans de la région de Bethléem. Les peintres ont souvent traité cet épisode par un foisonnement de personnages et une agitation propres à transposer la violence et l’horreur, tel que l’avait fait Guido Reni vers 1611 dans un tableau de la Pinacothèque Nationale de Bologne, présenté en France pour la première fois. Poussin a choisi de réduire la scène à trois protagonistes, le bourreau, la mère et son enfant.
A la brutalité déterminée et froide du meurtrier qui tient l’épée et qui écrase de sa sandale le nouveau-né au sol, s’oppose le désespoir maternel, par ce geste d’élancement tragique et par le cri qui semble percer la dimension picturale jusqu’à glacer le spectateur. Ainsi, la bouleversante humanité de l’œuvre tient à son intemporalité et à l’universalité de son sujet qui ont servi de point d’ancrage aux artistes pour traiter de sujets d’actualité.
La postérité de Poussin a cherché à s’inspirer de son interprétation si particulière du Massacre des Innocents, autant qu’à explorer de nouvelles formes à un sujet largement traité. C’est le cas de Léon Cogniet, dont l’œuvre frappe immédiatement le regard à l’entrée des salles XVIIIe – XIXe. Son Massacre des Innocents est absolument poignant. Présenté au Salon de 1824, il représente une mère terrifiée, prostrée derrière un pan de mur, serrant contre elle son enfant, la main devant sa bouche. La scène de carnage est reléguée au second plan, sur la partie gauche du tableau. Cette mère au regard intense, chargé de peur et de désespoir, semble fixer le spectateur, autant pour s’en méfier que pour lui signifier de ne pas signaler sa présence aux soldats assassins.
Une thématique toujours tristement actuelle
Plus d’un siècle plus tard, après avoir peint le célébrissime Guernica en 1937 et après avoir vu dans la presse les photos des corps entassés dans les camps d’extermination, Pablo Picasso réalise Le Charnier en 1945. Dans un style cubo-surréaliste très proche de ce qu’il a entrepris avec Guernica, il dépeint l’horreur d’un massacre en reprenant le thème, commun avec Poussin, de la mère et de l’enfant, bien qu’on ne puisse attester du moment auquel Picasso aurait vu Le Massacre des Innocents. Cette œuvre terrible, terrifiante, est un exemple poignant du traitement réservé à une thématique qui ne cesse de resurgir tristement au gré des actualités, celle de la mort de victimes innocentes dans les conflits de tous bords.
C’est d’ailleurs sur cette question que s’achève l’exposition, en présentant trois coupures de presse récentes encadrées faisant référence à trois événements qui ont bouleversé l’opinion publique. Il y eut d’abord la mort du petit Aylan Kurdi le 2 septembre 2015, symbole et apogée de la crise migratoire, faisant écho à l’installation d’Annette Messager présentée en ouverture de l’exposition ; l’attentat terroriste de Nice le 14 juillet 2016 ; et enfin le plus récent, l’attaque chimique sur le village de Khan Cheikoun en Syrie, perpétrée par le régime le 4 avril 2017. Tous ces événements ont en commun de compter des enfants parmi les premières victimes, ainsi que la médiatisation par l’image de ces morts atroces. Cela permet d’ouvrir le débat sur l’utilisation et les limites de la photographie ultra-violente par la presse aujourd’hui, une question et une réflexion que chacun est amené à emporter avec soi en quittant l’exposition.
Un pari réussi
Il faut retenir que de nombreux artistes se sont intéressés au sujet du massacre des innocents, autant qu’à l’œuvre de Poussin elle-même. L’exposition a également le mérite de rassembler des œuvres d’artistes contemporains qui se sont mesurés au tableau éponyme, soit de manière spontanée dans leur parcours, soit par le biais d’une commande spécifique. En convoquant des œuvres de Pierre Buraglio, Jean-Michel Alberola, Ernest Pignon Ernest, Henri Cueco, récemment disparu, ou encore Vincent Corpet (à qui il a été offert l’audacieuse et détonante possibilité de remplacer l’œuvre de Poussin dans la Galerie des Peintures, durant les quelques mois de l’exposition), le musée de Condé montre que, bien que novice en la matière, il est tout à fait apte à intégrer l’art moderne et contemporain dans le propos de ses expositions. Une tentative aboutie qui ouvre un florilège de nouveaux horizons, pour créer des passerelles entre l’art d’hier et d’aujourd’hui.
Poussin, Picasso, Bacon, Le massacre des Innocents est une exposition du Domaine de Chantilly.
Commissariat : Pierre Rosenberg (président-directeur honoraire, musée du Louvre), Nicole Garnier (conservateur chargée du musée Condé), Laurent Le Bon (conservateur général du Patrimoine) et Emilie Bouvard (conservateur au musée Picasso).