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LES LARMES DE SAINT-PIERRE [2/2]

La suite de motets de Roland de Lassus « Les larmes de Saint-Pierre » est une œuvre majeure non seulement dans le corpus du compositeur mais dans l’ensemble du patrimoine musical : elle mérite à ce titre que l’on s’y penche à nouveau pour en percevoir la progression. Que cet article vous invite à la découvrir dans son intégralité.
Publié le 01 avril 2019
Écrit par Emmanuel Bellanger

Caravage –  Le reniement de Saint Pierre

Le numéro 13 marque une étape dans le déroulement des motets : jusqu’ici, c’est l’évènement même du reniement qui est évoqué ainsi que le regard bouleversant du Christ sur Pierre. Ce motet n°13 nous fait pénétrer plus profondément dans la conscience de Pierre ravagé par la honte et le remords.

Voici le texte de Luigi Tansillo choisi par Roland de Lassus :

XIII Veduto il miser quanto differente
Dal primo stato suo si retrovava
Non bastandogli il cor di star presente
A l’offeso Signor che si l’amava,
Senza aspettar se fiera, o se clemente
Sententia il duro tribunal li dava,
De l’odioso albergo, ove era allora
Piagendo amara mente usci di fuore.

Quand le malheureux mesura quel changement venait de survenir dans sa vie, n’ayant pas le cœur à rester en présence de son Seigneur, qu’il avait offensé malgré l’amour reçu, sans s’inquiéter de savoir si sévère ou clémente serait la sentence de l’implacable tribunal, il quitta l’odieuse demeure où il se trouvait alors et pleura amèrement.

Cette page est écrite à sept voix comme l’ensemble des 21 motets : cela permet à Lassus de varier les dispositions et les combinaisons sonores en une subtile « orchestration » : Par exemple, le premier vers est chanté par les voix graves, le deuxième par les voix aigües, le troisième entonné par les voix graves auxquelles se joignent les voix aigües. De même le vers « Sententia il duro… » est rendu plus dramatique par les voix graves auxquelles font contraste les voix aigües au vers suivant.
Remarquez la modulation qui transfigure le mot « Signor« , le rythme précipité sur « aspettar » et surtout le silence lourd à la fin de l’avant-dernier vers, juste avant les pleurs de Pierre.

XX  Negando il moi Signor, ne gai quel ch’era

La vit’, ond’ ogni vita si deriva ;
Vita tranquilla, che non teme, o spira,
Né puote il corso suo, giunger a riva ;
Poi che dunque negai la vita vera
Non è, non è ragion, che unqua piu viva ;
Vat-ten, vita fallace, a tosto sgombra ;
Se la vera negai, non chiado l’ombra.

En reniant mon Seigneur j’ai renié ce qu’est la vie dont provient toute vie, la vie tranquille qui ne craint ni n’espère et ne peut, par son cours, rejoindre la rive ; puisque donc, j’ai renié la vraie vie, il n’y a plus de raison que je vive encore ; Va-t’en, vie trompeuse et disparais sans délai ; si j’ai renié la vraie vie je ne désire pas son ombre.

Nous arrivons avec cette page à la fin de l’œuvre de Roland de Lassus. Nous retrouvons ici les mêmes procédés musicaux avec l’alternance des voix et des effets de contrastes qui mettent en évidence certains mots, ceux qui ont plus spécialement résonné dans l’âme du compositeur : par exemple la douceur sur « vita tranquilla » qui survient après des moments plus dramatiques ; ou encore la répétition implacable des mots ‘’ne puote il corso suo’’ sur un dessin mélodique descendant qui exprime le désespoir de Pierre ; ou enfin l’admirable manière de traiter le mot « sgombra » dont la sonorité même est déjà bien sombre.

Le dernier motet des « Lagrime di san Pietro » laisse la parole au Christ lui-même : pour nous faire percevoir qu’il ne s’agit plus d’une parole seulement humaine mais bien de celle du Fils de Dieu, le texte a quitté la langue italienne pour le latin.

Vide homo quae pro te patior,
Ad te clamo, qui pro te morior ;
Vide poenas quibus afficior
Vide clavos, quibus confodior ;
Non est dolor, sicut que crucior,
Et cum sit tantus dolor exterior
Intus tamen dolor est gravior
Tam ingratum cum te experior.

Vois, homme, ce que pour toi je souffre ; je t’appelle, toi pour qui je meurs ; vois les peines que j’endure ; vois les clous qui me transpercent ; il n’existe pas de douleur comme celle de la croix et, si grande soit cette douleur extérieure, la douleur intérieure est plus terrible encore, tant ton ingratitude me fait souffrir.

Ce qui caractérise cette page qui conclue magistralement les « Lagrime di san Pietro » de Roland de Lassus, c’est le sentiment qui nous est suggéré de passer dans un autre temps, celui de Dieu : le débit général est beaucoup plus lent que dans les autres motets ; certains mots sont bien mis en relief par un traitement en longues vocalises (ce qu’on ne trouve pas dans les autres pages), écoutez les mots « clamo poenas clavos dolor tam ingratum« .

Une surprenante modulation intervient sur le mot « exterior » avec un accord majeur qui semble éclairer l’atmosphère générale d’une lumière inattendue : il me semble que le compositeur nous prépare à éprouver la gravité de la conclusion par l’effet de surprise. Il ne s’agit pas d’une espérance consolante mais bien d’une plongée définitive dans le désespoir de Pierre.
C’est, sans doute, la question sur laquelle on quitte cette œuvre par ailleurs admirable ; que reste-t-il de l’espérance chrétienne ?

Emmanuel Bellanger

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