On connaît le goût de Thérèse d’Avila et de ses contemporains pour les romans de chevalerie. Le chevalier doit comme la religieuse passer par de grandes épreuves et fatigues avant d’arriver au bout de sa quête. Il doit se remettre sans cesse en chemin et surmonter de nombreux combats avant d’atteindre le royaume désiré. Comme dans un récit épique, où surgit, au-dessus des hommes, un pouvoir surnaturel, une Providence intervient toujours au moment où l’héroïne entre dans un trop profond découragement : « Comme j’en étais toute triste (de ne pas convertir des âmes), un soir, pendant que j’étais en prière, Notre-Seigneur m’apparut comme il le fait habituellement. Il me témoigna beaucoup d’affection, comme s’il voulait me consoler, et me dit : « Attends encore un peu, ma fille, et tu verras de grandes choses » (FI, 8).
Le récit des Fondations devient alors un champ de bataille où s’affrontent les « vrais chevaliers de Jésus-Christ » (FX, 11) et « les démons qui ne l’ont pas lâchée » (FXXV, 1). « Thérèse est la chroniqueuse au langage simple et familier, des hauts faits du Seigneur, qu’elle raconte à la première personne avec l’autorité et l’expérience de qui a été sur le champ de bataille et qui y a participé. Elle montre l’éclat de la vraie patrie, elle construit l’Eglise, elle crée la communauté. Elle apporte ses propres conseils pour gagner les batailles dans lesquelles cette aventure, toujours nouvelle, emportera ses filles, ses lecteurs » (Carmel de France).
Cependant, cette chevalerie médiévale symbolise le combat spirituel qui se joue dans le monde et dans chaque âme humaine entre Dieu et l’Esprit du Mal. Chaque nouveau monastère est une victoire sur le Malin, qui ne cesse de semer des obstacles, afin que l’œuvre de Dieu ne puisse s’accomplir : « Mais le démon ne voulait sans doute pas renoncer ; car, alors que tout avait été soigneusement étudié et que rien, nous semblait-il, ne pouvait les arrêter (…) voilà que le proviseur me remet un mémoire : l’autorisation ne sera accordée que lorsque nous aurons une maison en propre ; l’archevêque refusait maintenant que la fondation eût lieu dans celle que nous occupions, sous prétexte qu’elle était humide, que la rue était trop bruyante, que le financement n’était pas assuré et je ne sais plus quels autres tracas ; en somme, nous en revenions au point de départ » (FXXXI, 25). Il s’agit là de la dernière fondation de Thérèse d’Avila, celle de Burgos, six mois avant sa mort. La Madre s’enquiert toujours de savoir s’il y a moyen de subvenir aux besoins de la communauté. Elle ne repart pas sans « y avoir vu entrer quelques religieuses » (FXXXI, 48).
Mais l’obstacle le plus fort, d’ordre intérieur, est relaté au début du Livre des Fondations : « Il me venait à l’esprit une crainte : ce que j’avais entrevu dans l’oraison n’était peut-être qu’une illusion. Ce n’était pas la peine la plus légère, mais la plus forte, car j’avais très peur de me laisser abuser par le démon (…). Quand je repense à cette souffrance et à quelques autres que j’ai subies au cours de ces fondations, il me semble qu’en comparaison on ne doit pas faire cas des épreuves du corps, même si elles ont été nombreuses » (FIII, 11).
Pourtant, les épreuves physiques n’ont pas manqué : soleil ardent ou froid glacial de Castille, avec la seule protection de capes de bure, chariots bâchés (pour respecter la clôture) qui s’embourbent ou barque entraînée sans câble et sans rames sur le Guadalquivir, chariots dont on scie les bords pour franchir la porte du pont (FXXIV, 10-12).
Dans cette gravure, le preux Chevalier, bardé de « l’armure de Dieu », poursuit son chemin vers la Jérusalem Céleste, en dépit des menaces de la Mort à la tête ornée de serpents entrelacés et du Diable au groin porcin et aux ailes de chauve-souris.
Les anecdotes réalistes sur les conditions de voyage rapprochent le Livre des Fondations d’un genre littéraire plus récent : le roman picaresque (de l’espagnol « picaro », vagabond, gueux, sans honneur, par opposition au noble hidalgo) qui est né en Espagne, au XVIe siècle, avec la publication en 1554 de La Vie de Lazarillo de Tormes, et de ses fortunes et adversités.
On y suit les pérégrinations, les réussites et les déboires d’un marginal sans principes, cynique et rempli de gaîté. Il a le goût du vagabondage et montre une bonne humeur fataliste face aux coups du sort. Il exerce tous les métiers et mêle impulsivité enfantine et habileté intrigante. Comme le fera Thérèse d’Avila, dans ses récits de fondations, il séduit son public par son sens du récit qu’il mène avec vivacité, escamotant transitions et moments creux, enchaînant promptement lieux et visages nouveaux.
Dans ce récit autobiographique, il sait varier les tons et esquisser des portraits de ses contemporains. C’est surtout par cet art narratif que l’on peut rapprocher la Madre, d’origine noble, du picaro plébéien. N’oublions pas aussi que le roman picaresque est une œuvre de clerc qui cherche à instruire, comme le fait la prieure avec ses filles spirituelles.
Au-dessus de l’honneur castillan, si prisé dans l’Espagne du XVIe siècle, Thérèse d’Avila place la vertu comme Calderon : « L’honneur est patrimoine de l’âme, et l’âme n’appartient qu’à Dieu ». Elle répond à ceux qui lui reprochent que ses donateurs ne sont « ni de haute naissance ni gentilshommes, même s’ils étaient très honorables » : « J’ai toujours fait passer la vertu avant la noblesse » (FXV, 15).