L’édifice du livre peut être comparé à la structure de l’église arménienne, ainsi décrite par Yovhannes Awjnec’i au VIIIe siècle : « L’église se compare symboliquement à l’arche de Noé. De même qu’il fut prescrit de construire trois compartiments dans l’arche, l’étage inférieur, l’étage moyen et le château supérieur, ainsi l’église est disposée en trois salles : le narthex (gawit’) à l’extérieur, le temple (tacar) et la tente du sanctuaire (xoran). Là-bas entra la foule innombrable des êtres vivants qui échappèrent au châtiment du déluge ; ici la multitude des fidèles, enlevés par la vertu à la mer fatale du péché, s’élancent vers les cieux, sauvés de la noyade et de l’engloutissement ».
Cela correspond, dans une église catholique, avec des variantes, au narthex, à la nef et au chœur ou à l’abside.
En effet, un gawit, dans l’église arménienne, a une triple fonction, qui diffère du narthex : c’est un lieu de réunion des moines, de sépulture (on n’enterre pas dans l’église), d’accueil des pénitents. Aussi le Livre de Lamentation évoque-t-il ce seuil à respecter avant de pénétrer au pied de l’autel, puis dans le sanctuaire. Avant d’entraîner l’humanité au seuil de l’invisible, il convient au moine et au poète d’offrir ses prières à Dieu et de confesser tous les péchés humains. Il prononce ses Paroles à Dieu des profondeurs du cœur :
«Or donc c’est pour la race des êtres raisonnables, pour toute génération
Plantée sur cette terre,
Que résonne le message nouveau consigné en ce livre de lamentation :
Embrassant tous les accidents des passions, il en flétrit l’image,
Comme une immense antienne découvrant les vices de chacun (…) 3,2
Par la puissance de ton Esprit j’ai entrepris
D’ordonner pour moi-même les multiples visages de ma prière
Et de présenter les requêtes de tous ceux-ci,
A jamais dans ce chant, devant ta miséricorde infinie (…) 3,2
Si les maux d’un péril mortel viennent assiéger l’âme,
Qu’elle trouve ici le salut, l’espérance vivifiante,
En te priant, toi qui donnes la vie.
Si le cœur se déchire dans les affres du doute,
Qu’ici même ta douceur le sauve et lui redonne la santé !
Si, perdu d’inexpiables fautes,
Un noyé s’engloutit en de profonds abîmes,
Protège-le, ramène-le au jour, ferré à l’hameçon de mes artifices !
Si, traitreusement engourdi, quelqu’un succombe à l’épreuve des ténèbres,
Restaure ses forces, ô toi, unique asile, où il puisse se réfugier !
Si quelque âme vient à quitter la cuirasse de ta confiance,
Reprends-la de ta main, par l’instance de mon discours,
Rajuste-la, aussi ferme que jamais !
Si, malgré l’attention des gardes, quelqu’un s’égare dans la solitude,
Que ce livre lui permette d’attendre ton retour vivificateur !
S’il en est d’abattus par l’effroi frissonnant des fièvres démoniaques,
Daigne le réconforter par le symbole de ce livre :
Qu’ils confessent et adorent le mystère de ta croix !
Si le vent destructeur, l’ouragan de l’iniquité frappe soudain
L’édifice du corps, vaisseau de l’homme en cette mer terrestre,
Puisse le calme revenir, lorsque ces rames le ramèneront vers toi.
Puisses-tu donc changer en remède de vie,
Guérissant les passions de l’âme et du corps que tu as créés,
Les plaintes assemblées dans l’enceinte de ce live,
Commencé en l’honneur de ton nom très haut.
A moi le début, à toi l’achèvement :
Daigne y introduire ton Esprit !
Daigne mêler le souffle immense de ta force
Aux poèmes forgés par moi par ta grâce.
Car tu rends la vigueur aux cœurs découragés
Et reçois de chacun la louange de gloire,
Amen. » 3,4 et 5
Ainsi, Grégoire de Narek donne d’emblée une dimension universelle à sa prière, tout en adoptant la première personne du singulier dans ce poème lyrique et spirituel. On est frappé par la cadence du rythme et la force fulgurante des images. Le poète croit au pouvoir salvateur de son livre, aidé de la grâce divine. Les réminiscences bibliques sont sous-jacentes : « Au commencement était le Verbe », la parole créatrice qui effectue ce qu’elle dit. C’est aussi l’Esprit qui planait sur les eaux dans la Genèse. En effet, Grégoire de Narek épouse ce souffle vital à l’œuvre dans le monde pour restaurer dans sa beauté première une humanité défigurée par le péché originel. Telle est l’ambition du Livre de Lamentation.
Martine Petrini-Poli